— Pas très grièvement. Les serpents étaient équipés pour massacrer des employés des forces mobiles sans entraînement, pas pour combattre des fantassins en cuirasse de combat.
— Regrettable. Pour eux, tout du moins.
— Présidente Iceni ?
— Oui, kommodore ?
— Le croiseur léger CL-924 a recueilli le premier module du croiseur lourd. Il confirme que ses occupants ne sont pas des serpents mais des matelots. »
Iceni refoula le soulagement qui la gagnait. Une soudaine suspicion y faisait contrepoids. « Ont-ils été formellement identifiés comme tels ?
— Oui, madame la présidente. J’ai transmis leurs images à toute la flottille et quelqu’un du C-413 en a reconnu un.
— Parfait. » Iceni observait encore les survivants épuisés de l’équipage de neuvage quand des soldats arrivèrent avec des paquets de rations. « Faites venir ce médecin. »
Iceni consacra un certain temps à visiter le cuirassé sous le regard vigilant de deux soldats de Rogero, qui ne l’escortaient qu’au cas où des serpents auraient encore rôdé dans ses innombrables coursives et compartiments. Les rescapés étaient plus rares dans les citadelles abritant les centres de contrôle de l’ingénierie et de l’armement que sur la passerelle, mais le sous-chef Kontos avait réussi à maintenir une liaison avec eux en dépit des tentatives des serpents pour couper toutes les communications.
C’était d’ailleurs passablement ironique, se rendit-elle compte. Ces chambres fortes ne devaient leur existence qu’à la crainte des opérateurs de voir l’équipage se mutiner ou des fusiliers de l’Alliance aborder le vaisseau. Elles étaient conçues pour permettre aux officiers et agents du SSI de résister jusqu’à ce que les forces syndics en eussent repris possession. Mais ces mesures de précaution destinées à assurer le contrôle des Syndics n’avaient finalement servi qu’à sauver des serpents l’équipage de neuvage, en même temps qu’à arracher le bâtiment aux griffes des Mondes syndiqués.
« Madame la présidente, le colonel Rogero nous a demandé de vous prévenir qu’on avait transféré les matelots de la passerelle à l’infirmerie principale. Elle n’est pas encore entièrement aménagée, mais les lits sont déjà là et une partie du matériel fonctionne.
— Conduisez-moi là-bas. »
L’infirmerie était plus spacieuse qu’elle n’en donnait l’impression au premier abord, car ses services assez étendus et ses salles d’opération étaient divisés à intervalle régulier par des cloisons destinées à interdire la destruction ou la dépressurisation totale d’un compartiment unique. Comme tous les cuirassés et croiseurs de combat, ce bâtiment avait pour vocation de soigner non seulement ses propres blessés mais encore ceux de ses escorteurs, des forces terrestres et ainsi de suite.
Pour l’heure, la moitié des services et des chambres à demi équipés étaient déserts et silencieux. Les survivants n’en occupaient que quelques-unes, contenant chacune un représentant des groupes retrouvés dans les chambres fortes. « Où est le sous-chef Kontos ? demanda-t-elle à Rogero en l’apercevant.
— Il a tenu à rester sur la passerelle jusqu’à ce qu’il soit relevé. La doctoresse est passée le voir et j’ai veillé à ce qu’on lui serve à boire et à manger. » Il décocha à Iceni un regard inquisiteur. « Vous êtes toujours certaine de vouloir de lui ?
— Affirmatif. Quel est le rescapé le plus élevé en grade dans ces locaux ?
— Probablement celui-ci. » Rogero prit la tête et la conduisit jusqu’à un lit où gisait un homme d’âge mûr vêtu d’un uniforme d’opérateur. La massive cuirasse de combat du colonel semblait encore plus menaçante que d’ordinaire dans cet environnement. « Ils sont tous à demi inconscients pour l’instant, maintenant qu’on les a alimentés et abreuvés, et que vos toubibs leur ont administré des médocs.
— Je sais comment le réveiller. » L’homme gisait à plat dos ; il respirait lourdement, les yeux tournés vers le plafond mais vitreux et le regard flou. « Vous, là ? l’interpella-t-elle en y mettant une inflexion dont seuls les CECH se servaient, faisant ainsi de ces deux mots la seule question brève à laquelle tout travailleur savait devoir répondre promptement et avec précision. Qui êtes-vous, quel est votre emploi et que faites-vous ? »
Les réflexes conditionnés du gisant, fruits de l’expérience de toute une vie, le tirèrent en sursaut de son inconscience. « Opérateur en chef Mentasa, intégration des systèmes, affecté à l’équipage de neuvage de l’unité mobile CU-78. » Il se débattit ensuite pour se redresser, jusqu’à ce qu’Iceni tende la main pour le repousser doucement en arrière.
« Repos. Que pouvez-vous me dire de ce qui s’est passé à bord de cette unité ? »
L’opérateur en chef cligna des paupières comme si, incapable de remettre ses idées en place, il ne comprenait rien à ce qu’on lui demandait. Puis il hocha lentement la tête. « On bossait… à nos postes habituels. Notre commandant… le vice-CECH Tanshivan. C’était le… quoi, déjà ? Le… vaisseau ravitailleur. Livraison prioritaire. » Il cligna encore des yeux. « Le vice-CECH… s’est porté à sa rencontre. Nous étions restés… en communication avec lui. Plein de gens sont sortis du sas. Tout un tas. Armés. “Ils sont venus nous tuer”, a hurlé le vice-CECH. Je sais pas comment il l’a compris. Il beuglait. “Fermez hermétiquement les citadelles !” qu’il a ordonné. Et là… et là… il est mort. Ils ont tiré, je veux dire. Puis la communication… a été coupée.
— Vous n’étiez pas prévenus de l’arrivée des serpents ? Aucune raison de penser qu’ils allaient rappliquer ?
— Non. Il y avait eu des mafines… des manifestations sur la planète. On en avait entendu parler. De gros rassemblements. Avant qu’on ne reçoive plus aucune nouvelle. Pas nos oignons. On savait pas trop de quoi il retournait. J’y étais jamais allé avant. Sur Kane, je veux dire. Quelques jours plus tard… ils ont déboulé.
— Et vous avez donc barricadé les chambres fortes ?
— Oui. » L’opérateur Mentasa cligna des paupières pour refouler ses larmes. « Pas tout le monde dedans. Juste notre quart. Mais… fallait les sceller hermétiquement. Ces maudits serpents… ont tué tous les autres. Puis ils ont tenté de nous obliger à leur ouvrir. Les crétins ! Z’avaient liquidé tous leurs otages. Foutus connards de serpents ! »
Rogero opinait. « Leur plan était basé sur la surprise. Les avertissements transmis par le vice-CECH avant sa mort le compromettaient, mais ils ont continué de le suivre à la lettre et ils ont massacré tous les matelots de l’équipage de neuvage qu’ils rencontraient. Ce n’est qu’en se rendant compte que les citadelles avaient été scellées et qu’ils étaient incapables d’y ouvrir de brèches qu’ils ont compris qu’ils auraient mieux fait de garder leurs otages en vie pour s’en servir de moyen de pression.
— Oui, monsieur, admit Mentasa en fixant Rogero. Désolé d’avoir refusé de vous ouvrir. On savait que la dame, la… la CECH allait nous sauver. »
Iceni secoua la tête. Elle était furieuse et ne savait pas exactement pourquoi. « Je ne suis plus une CECH. Je suis la présidente Iceni.
— Je vous demande pardon, madame… Je sais pas ce que c’est qu’une présidente.
— C’est mieux qu’une CECH, affirma Rogero.
— Euh… sûrement, monsieur. On a vu arriver le vaisseau. Le cargo. Il nous restait encore assez de sondeurs optiques en état de marche pour le voir contourner la planète. On savait qu’il y avait d’autres serpents à son bord. Puis vous autres… vous êtes arrivés derrière lui… et on a compris que les vivantes étoiles allaient nous tirer de là… » Mentasa s’interrompit brusquement, alarmé, les yeux écarquillés.