Ivaskova tourna la tête, apparemment pour s’adresser à plusieurs personnes. Le logiciel de com brouilla délibérément l’aparté. Mais, au vu des expressions qui se succédaient sur son visage et de ses gesticulations de plus en plus véhémentes, on se rendait compte que la discussion tournait très vite à la vive dispute.
« Un Conseil des travailleurs. Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Marphissa à Iceni.
— Un autre mot pour anarchie. Les conseils de travailleurs sont comme un virus, kommodore. Une épidémie. Nous devons veiller à ce que cette épidémie ne contamine pas nos vaisseaux. Ordonnez à nos spécialistes des transmissions de bloquer toutes les communications avec cette installation à l’exception d’un seul canal que vous contrôlerez personnellement.
— Les portes de derrière…
— Fermez-les dès qu’il s’en ouvre de nouvelles. C’est la plus haute priorité pour votre personnel des transmissions.
— À vos ordres, madame la présidente.
— Et faites-le surveiller pour vous assurer qu’il ne communique pas non plus avec ce Conseil de travailleurs. »
Pendant que Marphissa s’exécutait, Ivaskova se retourna enfin pour s’adresser à Iceni : « Nous exigeons ce cuirassé.
— Nous prenons note de votre demande. Y a-t-il des survivants parmi vos cadres supérieurs ? demanda Iceni, persuadée qu’elle n’aurait aucun mal à balader le Conseil des travailleurs.
— Euh… oui, quelques-uns. La plupart sont morts en combattant les serpents ou nous-mêmes, surtout quand l’aviso a explosé dans la soute principale au moment où les serpents s’apprêtaient à prendre la fuite. Nous savons que le vice-CECH Petrov a péri à cette occasion.
— Que s’est-il passé sur la deuxième planète ? Elle semblait paisible, mais c’était aussi le cas de votre installation encore récemment. »
Ivaskova était peut-être une « travailleuse libre », mais une entière existence de soumission à l’autorité l’incita à répondre sans remettre en cause celle d’Iceni. « Les serpents ont pris le pouvoir. Ils ont tué beaucoup de monde. Il y a eu des manifestations parce que les citoyens – les travailleurs – exigeaient davantage de droits. Nous voulions que les CECH et les serpents s’en aillent afin de nous gouverner nous-mêmes. Puis les serpents ont frappé et, pendant un certain temps, personne n’a plus rien exigé parce qu’ils contrôlaient les forces mobiles. Là-dessus, nous avons assisté à votre victoire sur eux et nous sommes entrés en action. Les trois unités mobiles qui orbitent autour de la deuxième planète sont aux ordres des serpents, n’est-ce pas ? Tant qu’elles seront là, la population risque de rester coite. Mais peut-être pas. Nous en avons soupé. Ras le bol. Nous préférons la mort à l’esclavage. »
C’était de pire en pire. Si jamais ce genre de raisonnement se répandait jusqu’à Midway… Iceni fut soudain reconnaissante au colonel Malin de lui avoir donné ce conseil selon lequel il valait mieux jeter un os aux citoyens avant qu’ils ne décident de s’asseoir à la table du banquet. « Je vous remercie de votre assistance, travailleuse Ivaskova. Je vous recontacterai. » Iceni coupa la communication puis poussa un gros soupir.
Comment contenir tout cela à Kane ?
Et que feraient les unités des forces mobiles contrôlées par les serpents si la révolution éclatait sur toute la planète autour de laquelle elles orbitaient ? Elle connaissait la réponse et, à la seule idée de la mort et de la destruction qui pleuvraient alors du ciel, elle avait la nausée.
Elle ne pouvait – ni ne devait – d’ailleurs s’en soucier. Il s’agit avant tout d’affirmer ma propre position à Midway. Si je commence à m’inquiéter du bien-être de tous les citoyens… Bon, d’accord, je m’en inquiète. « Il ne serait pas mauvais que Kane se rallie à nous.
— Madame la présidente ? questionna Marphissa.
— Je réfléchissais tout haut, kommodore. En dehors de leurs transmissions, croyez-vous que les gens de cette installation puissent représenter une menace pour nous ? Ils insistent pour récupérer le cuirassé. »
Marphissa plissa pensivement le front. « S’ils y tiennent tant, ils ne chercheront sans doute pas à le détruire en bricolant des propulseurs de projectiles cinétiques, mais nous devrions malgré tout le mettre hors de leur portée. En y attelant un autre croiseur, nous pourrions le remorquer lentement jusqu’à ce que la planète le dérobe à la vue de l’installation des forces mobiles.
— Excellent. Bidouillez-moi ça.
— S’ils n’ont pas fait exploser tous leurs remorqueurs quand cet aviso a sauté, ils pourraient s’en servir pour tenter d’atteindre le cuirassé. Si cela se produisait, nous les détruirions en chemin ou nous laisserions aux soldats du colonel Rogero le soin de se charger des travailleurs à leur débarquement.
— Si l’on devait en arriver là, la seconde solution serait sans doute plus subtile. » Iceni fixa son écran en fronçant les sourcils. « Il faudrait envoyer quelqu’un aux trousses des trois vaisseaux que contrôlent toujours les serpents.
— Nous ne pouvons pas les attraper, déclara Marphissa. Sauf s’ils décident de livrer bataille.
— Non, mais nous pouvons les chasser de la deuxième planète. Selon les travailleurs de l’installation des forces mobiles, les serpents ont réprimé les manifestations de masse précédentes et contrôlent encore la planète, mais la population est prête à se soulever de nouveau. Ils ne doivent plus être bien nombreux, de sorte qu’ils l’ont prise en otage avec ces vaisseaux.
— Si l’on envoyait une force les disperser…
— … les supérieurs des serpents devraient tenter leur chance parmi la population, ou alors embarquer sur ces trois unités et gagner le plus proche point de saut, conclut Iceni. Deux de nos croiseurs lourds vont rester attelés pendant un moment au cuirassé pour le remorquer.
— Il nous en restera un. Envoyons-leur le C-555 plus quatre croiseurs légers et quatre avisos. Cela suffira largement à déborder les forces des serpents s’ils cherchent à nous combattre, tout en nous laissant deux croiseurs lourds, deux croiseurs légers et les derniers avisos pour défendre le cuirassé en cas d’attaque suicide ou si une nouvelle flottille survenait inopinément.
— Exécution. Avisez le commandant du C-555 qu’il commandera au détachement. Je tiens à voir comment il s’en débrouillera. Une dernière chose : dépêchez tout de suite un unique aviso à Midway pour informer le général Drakon de ce qui s’est passé jusque-là. Assurez-vous que cette estafette emporte la dernière et meilleure évaluation du moment où le cuirassé pourra se déplacer sans assistance, et sans que nous n’ayons à redouter son explosion. »
Iceni consulta son écran tout en s’efforçant de réfléchir et en se demandant si elle n’avait rien négligé. Elle avait parlé d’un unique aviso… N’y en avait-il pas un autre qui avait posé problème ? Oh ! « Kommodore, avez-vous entendu ce que les travailleurs de cette installation nous ont appris sur le sort d’un aviso dans leur soute principale ? demanda-t-elle à Marphissa d’une voix suffisamment haut perchée pour se faire entendre de tous les spécialistes de la passerelle alors qu’elle semblait ne s’adresser qu’à la seule kommodore. « Ils l’ont fait exploser quand ceux qui se trouvaient à son bord allaient s’enfuir. Aucun survivant ?
— Aucun. » Marphissa la dévisagea, puis la compréhension se fit jour en elle. « Tout l’équipage ? Pas seulement les serpents ?
— Non. Apparemment, ils ont du personnel des forces mobiles la même opinion que les serpents. » Cette affirmation, qui serait certainement colportée dans toute la flotte, constituerait sans doute un infime mais efficace vaccin contre l’infection que ce Conseil des travailleurs menaçait de répandre. Du moins fallait-il l’espérer. Sans doute aurait-il l’heur d’inciter les matelots de ses propres vaisseaux à n’envisager qu’avec suspicion les ouvertures qu’on leur ferait.