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« Fils de la Terre, je te salue par les vingt-sept Noms qui restent, tout en formulant le vœu que tu aies lancé d’autres bijoux dans les ténèbres en les faisant briller des couleurs de la vie.

« Je crains que la durée de vie impartie au très ancien corps vert sombre que j’ai le privilège de porter ne touche à sa fin au début de l’année prochaine. Il y a longtemps que ces yeux jaunes et défaillants n’ont pas jeté leur regard sur mon fils étranger. Fasse le sort qu’avant le terme de la cinquième saison il vienne à moi, car alors mes soucis seront tous avec moi et sa main sur mon épaule en allégera le fardeau. Hommages et considérations. »

La missive suivante était envoyée par la Compagnie Minière des Grands Puits, qui était de notoriété publique une couverture servant au Bureau d’Espionnage Central terrien. Elle me demandait si je serais intéressé par l’achat de matériel d’extraction usagé mais en bon état, actuellement trop loin de ses propriétaires pour que les frais de transport ne soient pas exorbitants.

Ce qui, d’après le code qu’on m’avait appris des années avant, quand j’avais signé un contrat avec le gouvernement fédéral de la Terre, signifiait en clair à peu près ceci : « Qu’est-ce qui se passe ? N’êtes-vous pas loyal envers votre planète ? Nous vous demandons depuis bientôt vingt ans de venir sur Terre pour discuter avec nous d’une question vitale pour la sécurité planétaire. Vous avez constamment ignoré ces demandes. Ceci est une requête urgente qui exige votre coopération immédiate sur un point de la plus grave importance. Nous sommes assurés que, etc. »

La troisième lettre, rédigée dans notre langue, était ainsi libellée :

« Je ne veux pas avoir l’air de chercher à abuser d’une chose finie depuis longtemps, mais j’ai de sérieux ennuis et tu es le seul être à ma connaissance qui pourrait m’aider. Si tu en avais la possibilité dans un proche avenir, viens me voir s’il te plaît sur Aldébaran 5. J’habite toujours à mon ancienne adresse, bien que la maison ait pas mal changé. Sincèrement, Ruth. »

Trois appels à l’humanité de Francis Sandow. L’un d’eux était-il en rapport avec la photo dans ma poche et, si oui, lequel ?

L’orgie que j’avais interrompue fêtait un départ. Tous mes hôtes maintenant s’éloignaient de ma planète, en route vers leur destination. Moi aussi j’avais cru connaître la mienne. Mais l’arrivée de la photo de Kathy m’amenait à réfléchir.

Mes trois correspondants savaient qui avait été Kathy. Ruth pouvait un jour être tombée sur une photo d’elle, à partir de laquelle un contrefacteur de talent aurait pu opérer. Marling aurait été en mesure de créer l’objet. L’Espionnage Central pouvait avoir déniché de vieux documents et fait exécuter des copies dans ses labos. Ou bien ce n’était aucune de ces trois hypothèses. Si l’on espérait quelque chose de moi, il était étrange qu’il n’y ait aucun message d’accompagnement.

Il fallait que j’accède à la demande de Marling, sinon je ne pourrais plus supporter de vivre en continuant à me regarder en face. À mettre en priorité sur mon agenda, mais pour le moment, la cinquième saison dans l’hémisphère Nord de Megapei, cela faisait encore un an. D’ici là je pouvais prévoir plusieurs autres étapes.

Lesquelles ?

L’Espionnage Central n’avait aucun droit réel sur moi et la Terre ne me tenait pas sous sa dépendance. J’étais d’accord pour aider la Terre dans la mesure de mes moyens, mais l’urgence ne devait pas être si terrible que ça depuis vingt ans qu’ils me relançaient. Après tout la planète existait encore et, d’après les meilleures informations que je possédais, elle fonctionnait aussi normalement et médiocrement que d’habitude. Et puis, si j’étais aussi important à leurs yeux qu’ils le prétendaient dans leurs lettres, ils seraient venus me chercher.

Quant à Ruth…

Ruth, c’était autre chose. Nous avions vécu ensemble près d’une année avant de réaliser que nous nous mettions en pièces l’un l’autre et que ça ne pouvait pas marcher. Nous nous étions séparés bons amis et l’étions restés. Je lui avais conservé de l’attachement. J’étais étonné qu’elle soit encore en vie après si longtemps. Mais si elle avait besoin de mon aide, celle-ci lui était acquise.

Bon, j’irais donc voir Ruth en premier, pour essayer de la tirer d’affaire. Ensuite je me rendrais sur Megapei. Quelque part en chemin je récolterais peut-être un indice m’indiquant le qui, le quoi, le quand, le comment et le pourquoi au sujet de la réception de ces photos. Dans le cas contraire, j’irais sur Terre et tenterais ma chance auprès de l’Espionnage. Je pouvais leur proposer de leur rendre un service en échange d’un autre.

J’ai bu mon café et fumé une cigarette. Après quoi, pour la première fois depuis cinq ans, j’ai appelé mon astroport pour faire préparer le Model T, mon astronef, en vue d’un trajet longue distance. Cela prendrait le reste de la journée et la plus grande partie de la nuit ; l’appareil serait sans doute prêt pour le lever du soleil.

J’ai questionné mon secrétaire automatique pour savoir qui était le détenteur en titre de l’astronef à l’heure actuelle. Il m’a répondu que c’était Lawrence J. Conner, de Lochear – le « J » étant l’initiale de « John ». J’ai réclamé les papiers d’identité dans la corbeille de réception. J’ai étudié la description de Conner, puis j’ai fait venir mon visagiste à roulettes pour teindre en blond mes cheveux bruns, éclaircir mon hâle, ajouter quelques taches de rousseur, foncer mes yeux de trois nuances et disposer de nouvelles empreintes sur mes doigts.

J’ai toute une panoplie d’individus imaginaires, aux antécédents vérifiables et certifiés, qui se sont vendu l’astronef les uns aux autres au cours des années, ainsi que d’autres qui le feront à l’avenir. Ils mesurent tous 1 mètre 78 et pèsent environ 72 kilos. Ce sont tous des personnages que je suis capable d’incarner grâce à quelques touches de maquillage et à la mémorisation de certains détails. Quand je suis en voyage, je n’aime pas être à bord d’un vaisseau immatriculé au nom de Francis Sandow, de Terre Libre – ou encore, comme quelques-uns nomment ma planète, du Monde de Sandow. C’est l’un des inconvénients dus au fait d’être l’un des cent hommes les plus riches de la galaxie (je crois que je suis le 87e, selon les dernières statistiques, à moins que ce ne soit le 88e ou le 86e) : il y a toujours quelqu’un pour exiger quelque chose de vous, toujours l’argent ou le sang, et je ne suis pas prêt à les donner pour rien. Je suis paresseux et facilement apeuré, alors je me cramponne à ce que je possède. Si j’avais l’instinct de compétition, je suppose que je me démènerais pour devenir le 87e, le 86e ou le 85e. Mais en réalité ça m’est égal. Au début, je me sentais un peu plus concerné, mais l’attrait de la nouveauté n’a pas duré. Une fois qu’on a atteint son premier milliard, toutes les sommes supérieures n’ont plus qu’une dimension métaphysique. À une époque je pensais à toutes les entreprises immorales que je devais financer sans même le savoir. Puis j’ai élaboré ma philosophie du Grand Arbre et j’ai décidé que rien n’avait d’importance.

Il y a un Grand Arbre aussi ancien que la société humaine, car en fait il est cette société, et la totalité des feuilles attachées à toutes ses branches représente la quantité d’argent qui existe. Des noms sont inscrits sur ces feuilles, et certaines tombent tandis que d’autres poussent, si bien qu’au bout de quelques saisons tous les noms ont été renouvelés. Mais l’Arbre, lui, reste pareil : il grandit simplement ; et ses fonctions vitales continuent de s’accomplir sans changement. Il fut un temps où j’essayais d’abattre toutes les branches pourries que je trouvais sur l’Arbre. Jusqu’au moment où j’ai découvert que, dès que j’en supprimais une, il en repoussait une autre ailleurs, et qu’il fallait bien dormir de temps en temps. De nos jours on ne peut même pas faire cadeau de son argent de façon honorable ; et l’Arbre est trop grand pour qu’on altère sa croissance comme celle d’un bonsaï dans un jardin japonais. Alors autant le laisser pousser à son gré, avec mon nom sur toutes ces feuilles-là, les unes flétries et desséchées, les autres verdoyantes et neuves, en essayant de m’amuser à sauter de branche en branche, porteur d’un nom que je ne vois pas inscrit sur moi. Point final à la parabole du Grand Arbre. Comment j’en suis venu à détenir autant de feuillage, c’est une autre histoire qui pourrait faire l’objet d’une métaphore plus drôle, plus élaborée et moins botanique. On verra ça plus tard.