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J’ai donné à mon secrétaire automatique mes instructions pour la durée de mon absence, en opérant des tas de retours en arrière pour être sûr de ne rien oublier. J’ai relu mon testament et vu qu’il n’y avait rien à changer à mes dernières volontés. J’ai mis de côté certains papiers en donnant ordre de les détruire si telle ou telle chose survenait. J’ai envoyé un message à l’un de mes représentants sur Aldébaran 5 pour l’informer que, si un personnage du nom de Lawrence J. Conner se présentait et avait recours à lui, il lui incombait de l’aider, et je lui ai transmis une instruction codée au cas où j’aurais à faire vérifier mon identité réelle. Je me suis alors aperçu que quatre heures s’étaient écoulées et que j’avais faim.

J’ai demandé au secrétaire :

— Combien d’ici le coucher du soleil, à une minute près ?

La voix neutre m’a répondu par le haut-parleur invisible :

— Quarante-trois minutes.

— Je dînerai sur la terrasse et dans trente-trois minutes exactement, ai-je dit en consultant mon chronomètre. Homard, pommes chips et chou râpé, petits pains assortis, une demi-bouteille de notre champagne, un pot de café, un sorbet au citron, le plus vieux cognac de la cave et deux cigares. Demandez à Martin Bremen s’il me ferait l’honneur de me servir.

— Oui, a répondu la machine. Pas de salade ?

— Pas de salade.

J’ai regagné mes appartements pour préparer quelques bagages et me changer. Puis, activant le relais du secrétaire automatique, j’ai donné, l’estomac noué et la nuque crispée, l’ordre que je ne pouvais retarder davantage :

— Dans deux heures onze minutes exactement, téléphonez à Lisa en lui demandant si elle accepterait de me rejoindre une demi-heure plus tard sur la terrasse ouest pour prendre un verre. Préparez deux chèques à son nom, chacun d’un montant de cinquante mille dollars. Préparez aussi à son intention une copie de la Référence A. Ces pièces sont à livrer à ce relais, sous enveloppes séparées et non cachetées.

Pendant que j’ajustais mes boutons de manchettes, les trois enveloppes sont arrivées par le tube transmetteur et ont abouti dans la corbeille sur ma commode. Après avoir vérifié leur contenu, je les ai cachetées et les ai rangées dans une poche intérieure. Puis j’ai emprunté le couloir menant à la terrasse est.

Dehors le soleil géant, de couleur ambrée, s’enlisait dans une traînée fumeuse qui se dissipa la minute d’après. Les nuages arboraient des reflets or et cuivre teintés de rose foncé, tandis que le soleil descendait en suivant l’impitoyable route bleue délimitée entre Urim et Thumim, les pics jumeaux que j’avais dressés là pour l’encadrer chaque fois qu’il se couchait. Son sang arc-en-ciel baignerait leurs pentes brumeuses au cours des minutes finales.

Je me suis installé à la table disposée sous l’orme. Le poids de mon corps sur le siège déclencha au-dessus de moi le champ de force destiné à me mettre à l’abri des feuilles, des insectes, des fientes d’oiseaux et de la poussière. Au bout d’un instant j’ai vu s’approcher Martin Bremen, poussant devant lui un chariot couvert.

— Ponsoir, monsieur.

— Bonsoir, Martin. Tout va bien pour vous ?

— Très pien, monsieur. Et pour fous ?

— Je vais partir.

— Ah ?

Il avait retiré le couvercle du chariot et commençait à me servir.

— Oui, peut-être pour un certain temps. (J’ai goûté mon champagne avec un signe d’approbation.) Je tiens à en profiter pour vous dire avant de m’en aller quelque chose que vous savez déjà. Votre cuisine est la meilleure que j’aie jamais connue…

— Che fous remercie, monsieur.

Sa face naturellement rubiconde s’empourprait encore et les coins tombants de sa bouche se redressaient tandis qu’il baissait ses yeux sombres :

— Ch’ai peaucoup apprécié notre association.

— Alors, si vous avez envie de prendre un an de congé – tous frais et salaires payés, bien sûr, plus un fonds pour vous permettre d’acquérir les recettes qu’il vous plaira d’essayer – je préviendrai le bureau de l’intendant avant mon départ pour arranger ça.

— Fous partez quand, monsieur ?

— Demain matin à l’aube.

— Che fois, monsieur. Oui. Merci. Ch’en serais très heureux.

— Et pendant que vous y serez, mettez aussi au point quelques nouvelles recettes personnelles.

— Ch’y soncherai, monsieur.

— Ça doit faire drôle de préparer des plats dont on ne connaît même pas le goût.

— Oh ! non, monsieur. Che sais que che peux me fier aux dégustateurs. Pien sûr, che me demande quelquefois quel goût ça peut afoir, mais pas plus qu’un chimiste quand il fait des expériences, si fous foyez ce que che feux dire, monsieur.

Il tenait d’une main la corbeille de petits pains, de l’autre le pot de café, de la troisième le plat de chou râpé, et la quatrième était posée sur le rebord du chariot. C’était un Rigélien, dont le nom était approximativement Mmmrt’n Brrm’n. Il avait appris notre langue auprès du cuisinier allemand, qui l’avait aidé à se choisir comme nom un équivalent de Mmmrt’n Brrm’n. Un chef rigélien, avec un ou deux bons dégustateurs de la race pour laquelle il opère, peut préparer les repas les plus fins de la galaxie. Et ils font ça sans passion ni parti pris. Nous avions déjà eu souvent ce genre de discussion, et il savait que je le taquinais quand je lui parlais ainsi, en essayant de lui faire avouer que la nourriture humaine ne valait guère mieux à ses yeux que des ordures, du fumier ou des déchets industriels. Mais apparemment il existe chez eux une éthique professionnelle qui leur interdit de reconnaître ce genre de choses. Sa riposte consiste habituellement à être cérémonieux à outrance. En de rares occasions, toutefois, quand il en a un peu assez du jus de citron, du jus d’orange ou du jus de pamplemousse, il va jusqu’à admettre que le fait de cuisiner pour l’homo sapiens est considéré comme le degré le plus bas auquel un chef rigélien puisse s’abaisser. J’essaie de le dédommager au mieux d’avoir à subir cette indignité, car je l’aime autant que ses repas, et, en outre, les chefs rigéliens sont difficiles à trouver, même en y mettant le prix.

— Martin, lui ai-je dit, au cas où il m’arriverait quelque chose au cours de ce voyage, je tiens à vous faire savoir que vous figurez en bonne place sur mon testament.

— Che… che ne sais pas quoi dire, monsieur.

— Ne dites rien. J’ajouterai d’ailleurs que je ne souhaite pas vous laisser hériter, car j’espère bien revenir.

Il était l’une des rares personnes à qui je pouvais faire impunément une telle révélation. Depuis trente-deux ans qu’il était à mon service, il avait largement dépassé le stade qui lui assurerait de toute façon une confortable rente sa vie durant. Il restait avec moi parce que la cuisine était sa marotte et que, pour une raison insoupçonnée, il m’aimait bien. Sans doute aurait-il eu l’occasion de mieux exercer ses talents si j’étais tombé raide mort à ses pieds, mais cette ambition ne le poussait quand même pas à empoisonner mon chou râpé avec du venin de papillon murtanien.