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— Regardez-moi ce coucher de soleil ! ai-je fini par lui dire.

Il l’a observé un moment avant de remarquer :

— Fous afez l’art de les arrancher, monsieur.

— Merci. Vous pouvez laisser le cognac et les cigares et disposer. Je vais rester un peu ici.

Il les a placés sur la table, a redressé ses deux mètres cinquante de haut et s’est incliné en disant :

— Ponne chance pour fotre voyage, monsieur, et ponsoir.

— Dormez bien.

— Merci.

Il s’est éloigné en rampant dans le crépuscule.

La brise nocturne se levait et les crapauds-grenouilles dans leurs trous éloignés entonnaient une cantate de Bach, cependant que Florida, ma lune orange, montait dans le ciel à l’endroit où le soleil venait de disparaître. Les roses-pissenlits qui s’ouvraient à la tombée de la nuit exhalaient leur parfum dans l’air indigo, les étoiles se montraient comme des confettis d’aluminium, la bougie au manteau rubis crépitait sur ma table, le homard était chaud et onctueux sous mon palais et le champagne froid comme le cœur d’un iceberg. J’éprouvais une certaine tristesse, le désir de dire « Je reviendrai » au moment qui passe.

J’ai fini le homard, le champagne, le sorbet, et j’ai allumé un cigare avant d’avoir goûté le cognac, ce qui, m’a-t-on dit, est une pratique barbare. Ensuite, je me suis versé du café.

Après avoir terminé, je me suis levé pour marcher un peu autour du vaste complexe d’édifices qu’est ma demeure. Puis je me suis rendu au bar sur la terrasse ouest et m’y suis installé devant un cognac. Quelque temps après, j’ai allumé mon deuxième cigare. C’est alors qu’elle est apparue sous l’arcade, prenant automatiquement la pose comme si elle faisait des photos pour une marque de parfums.

Lisa portait une robe d’un tissu bleu soyeux qui moussait autour d’elle dans la lumière de la terrasse comme un halo fourmillant d’étincelles. Elle avait des gants blancs et un collier de diamants. Ses cheveux étaient blond cendré, sa bouche rose pâle était incurvée de telle sorte qu’un rond se dessinait entre les lèvres ; elle gardait la tête penchée de côté, un œil fermé, l’autre me fixant de biais.

— Rencontre au clair de lune, a-t-elle murmuré.

Le rond s’est brisé en un sourire subit et comme humecté de rosée. J’avais minuté le rendez-vous pour que la seconde lune, toute de blancheur, se lève au même instant à l’ouest. La voix de Lisa me faisait penser à un enregistrement de musique prolongeant en permanence un accord en ut mineur. On ne fait plus d’enregistrements de ce genre, mais si personne ne s’en souvient, moi si.

— Bonsoir, ai-je dit. Qu’est-ce que tu bois ?

— Scotch et eau gazeuse, a-t-elle répondu comme toujours. Quelle nuit merveilleuse !

J’ai regardé ses yeux bleus en souriant :

— Oui, en effet.

J’ai transmis sa commande en appuyant sur une touche et son verre a été servi.

— Tu as changé. Tu es plus blond.

— Oui.

— J’espère que tu médites un mauvais coup.

— Sans doute. (Je lui tendais son verre :) Ça fait combien ? Cinq mois maintenant ?

— Un peu plus.

— Ton contrat était prévu pour un an.

— Exact.

Je lui ai donné une enveloppe :

— Voilà, il est annulé.

— Je ne comprends pas.

Son sourire se figeait, se rétrécissait, s’effaçait.

— Il n’y a rien à comprendre.

— Je suis renvoyée ?

— J’en ai peur, et voici une seconde somme du même montant pour te prouver que le motif n’est pas celui que tu crois.

Je lui remettais la deuxième enveloppe.

— Quel motif, alors ?

— Je dois partir. Inutile que tu te languisses à m’attendre. Mon absence pourrait durer.

— Je resterai ici.

— Non.

— Alors je pars avec toi.

— Même si tu devais risquer la mort au cas où les choses tourneraient mal ?

J’espérais qu’elle dirait oui. Mais j’avais eu largement le temps de savoir à quoi m’en tenir sur les êtres. C’est pourquoi j’avais fait préparer la Référence A.

— C’est une éventualité à envisager, ai-je repris. Un homme comme moi doit parfois prendre des risques.

— Tu me donneras une référence ? a-t-elle dit.

— Je l’ai ici.

Elle a bu une gorgée :

— D’accord.

Je lui ai passé la dernière enveloppe.

— Tu me hais ? a-t-elle demandé.

— Non.

— Pourquoi pas ?

— Pourquoi ?

— Parce que je suis faible et que je tiens à ma vie.

— Moi aussi, bien que je ne puisse pas m’en porter garant.

— C’est pour ça que j’accepte la Référence.

— C’est pour ça que je l’ai préparée.

— Tu crois tout savoir, n’est-ce pas ?

— Non.

— Que faisons-nous ce soir ? a-t-elle questionné en achevant son verre.

— Je ne peux pas tout savoir.

— Moi, je sais une chose. Tu m’as bien traitée.

— Merci.

— J’aurais aimé rester avec toi.

— Mais je te fais peur ?

— Oui.

— Trop ?

— Trop.

J’ai fini mon cognac et tiré des bouffées de mon cigare, en contemplant Florida et Boule de Billard, ma lune blanche.

— Ce soir, a-t-elle dit en me prenant la main, au moins tu ne penseras pas à me haïr.

Elle n’avait pas ouvert les enveloppes. Entamant un second verre, elle regardait Florida et Boule de Billard avec moi :

— Quand pars-tu ?

— Avant l’aurore aux doigts de rose.

— Tu es très poétique.

— Non, je suis ce que je suis.

— C’est bien ce que je disais.

— Je n’en suis pas sûr. En tout cas ç’a été bien de te connaître.

Elle a terminé son verre et l’a reposé :

— Il commence à faire froid.

— Oui.

— Allons à la maison réparer mes torts.

— J’aimerais bien réparer.

J’ai posé mon cigare et nous nous sommes levés, et elle m’a embrassé. J’ai entouré du bras sa taille serrée, nimbée de bleu, et nous avons quitté le bar en passant sous l’arcade, en direction de la maison que nous allions quitter.

Ici interrompons les choses par un triple astérisque :

* * *

Peut-être la richesse acquise en devenant l’homme que je suis a-t-elle contribué à me rendre un peu paranoïaque. Mais non, ce serait trop à propos.

Je pourrais aussi justifier ma répugnance à quitter Terre Libre, en disant que ce n’est pas de la paranoïa quand il y a vraiment des gens qui veulent vous tuer. Ce qui est l’une des raisons pour lesquelles je vis seul sur Terre Libre, prêt à défier tout homme ou tout gouvernement qui voudrait m’en déloger. Il faudrait me tuer pour cela, autrement dit employer les grands moyens et commencer par raser la planète. Et même en ce cas j’ai un plan d’évasion qui devrait réussir, même si je n’ai jamais eu l’occasion de le mettre à l’épreuve.

Mais la véritable source de mes peurs est ailleurs ; c’est tout simplement la crainte de la mort et du néant que tout homme ressent, décuplée chez moi malgré la révélation fugitive que j’ai eue d’une lumière que je ne peux définir. À l’exception peut-être de certains séquoias, je suis la seule créature à avoir vu le jour au XXe siècle et à être encore de ce monde maintenant, au XXXIIe. N’ayant pas la passivité du règne végétal, j’ai fini par découvrir que, plus longue est votre existence, plus on est obsédé par l’idée de la mortalité. En conséquence, l’instinct de survie – que je considérais jadis en termes darwiniens, comme un passe-temps des branches animales inférieures – menace de devenir une préoccupation de tous les instants. La jungle qu’on affronte est plus dangereuse aujourd’hui que du temps de ma jeunesse ; elle comprend environ mille cinq cents mondes habités, chacun en mesure de tuer l’homme à sa manière, et les dangers de mort sont facilement transmissibles quand on voyage d’un monde à l’autre en un temps dérisoire ; dix-sept autres races intelligentes, dont quatre sont à mon avis supérieures à l’humanité et sept ou huit à peu près aussi stupides, chacune en mesure de tuer l’homme à sa manière ; des multitudes de machines pour nous servir, aussi répandues et banales que l’automobile dans mon enfance, chacune en mesure de tuer l’homme à sa manière ; de nouveaux germes infectieux, de nouveaux engins destructeurs, de nouveaux poisons et de nouveaux animaux nuisibles, de nouveaux objets de haine, de cupidité, de débauche et d’intoxication, chacun en mesure de tuer l’homme à sa manière ; et de nombreux, très nombreux endroits où mourir. J’ai vu et rencontré beaucoup de ces menaces, et je suppose que, compte tenu de mes activités plutôt singulières, seuls vingt-six individus dans la galaxie sont aussi bien renseignés que moi à ce sujet.