Выбрать главу

Donc j’ai peur, même si à la minute présente personne n’est là pour me tirer dessus, comme c’était le cas quelques semaines avant qu’on m’envoie me reposer au Japon et que je découvre la baie de Tokyo, c’est-à-dire il y a douze cents ans. Ça semble tout près. Ainsi va la vie.

Je suis sorti dans l’obscurité précédant l’aube sans dire au revoir à personne, car c’est ainsi que je pense devoir procéder. J’ai répondu d’un geste de la main à un signe que m’adressait une silhouette obscure dans le bâtiment de contrôle et, silhouette obscure moi aussi, j’ai atteint le hangar où se dressait la forme trapue du Model T. Je suis monté à bord, j’ai mis en position les commandes et j’ai passé une demi-heure à vérifier les circuits. Puis, allumant une cigarette, je suis descendu de l’appareil pour inspecter les projecteurs de phase.

À l’est, le ciel était jaune. Un roulement de tonnerre provenait des montagnes sombres qui se dressaient à l’ouest. Il y avait des nuages au-dessus de moi, et les étoiles piquées sur le manteau décoloré de la nuit ressemblaient maintenant à des gouttes de rosée.

Pour une fois, ça n’allait pas se produire, me suis-je dit.

Des oiseaux chantaient. Un chat gris est venu se frotter contre ma jambe, avant de filer en direction des oiseaux.

La brise tournait et venait du sud. Elle passait par la forêt et m’apportait les senteurs humides et matinales de la vie.

Le ciel était rose quand j’ai tiré de ma cigarette la dernière bouffée. J’ai vu en me détournant pour écraser mon mégot les montagnes miroitantes qui semblaient frissonner. Un grand oiseau bleu est descendu vers moi en planant et s’est perché sur mon épaule. Puis il est reparti, après une caresse de ma main sur son plumage.

J’ai fait un pas vers l’astronef…

Un boulon du blindage au sol m’a fait trébucher, et j’ai dû me retenir à une traverse pour éviter la chute. Je me suis retrouvé un genou par terre, et, avant que j’aie pu me relever, un petit ours noir était là qui me léchait la figure. Je me suis redressé en lui grattant les oreilles et en lui tapotant la tête, et je l’ai éloigné d’une claque sur la croupe. Il est parti vers la forêt.

J’ai voulu me remettre en marche, mais ma manche était prise entre deux traverses à l’endroit que j’avais agrippé.

Quand je me suis dégagé, il y avait un autre oiseau sur mon épaule, et une nuée d’entre eux qui volaient vers moi depuis la forêt. Par-dessus leurs cris retentissait le son du tonnerre.

Et voilà, ça se produisait.

Je me suis élancé vers l’astronef, en buttant contre un lapin vert assis sur ses pattes arrière devant le panneau d’accès, le nez plissé, les yeux myopes et roses fixés sur moi. Un grand serpent transparent et brillant comme du verre rampait vers moi sur le blindage.

J’ai oublié de baisser la tête et me suis cogné en voulant franchir le panneau. Comme je reculais, un singe blond m’a saisi la cheville en plissant ses yeux bleus à mon adresse.

Je lui ai caressé la tête en me libérant. Il était plus fort que je ne le croyais.

J’ai pénétré dans l’astronef, et le panneau s’est coincé quand j’ai essayé de le refermer.

Quand j’en suis venu à bout, les perroquets rouges m’appelaient par mon nom et le serpent essayait de monter à bord.

J’ai pris un lance-rayons et l’ai actionné.

— D’accord, bon Dieu ! ai-je crié. Je m’en vais ! Au revoir ! Je reviendrai !

Les éclairs étincelaient, le tonnerre grondait, dans les montagnes naissait un orage qui se précipitait vers moi.

— Dégagez le terrain ! ai-je hurlé en fermant le panneau.

Après l’avoir verrouillé, j’ai gagné le siège des commandes et j’ai mis en route les circuits.

Sur l’écran, je voyais les animaux se retirer. Des lambeaux de brume voltigeaient, et j’ai entendu s’écraser sur la coque les premières gouttes de pluie.

L’appareil a décollé, et l’orage a éclaté autour de moi.

J’ai pris de l’altitude jusqu’à quitter l’atmosphère, j’ai accéléré pour achever ma trajectoire et me suis mis en orbite.

C’est toujours ainsi quand je veux quitter Terre Libre ; c’est pourquoi j’essaie chaque fois de partir furtivement sans dire au revoir. Mais ça ne réussit jamais.

En tout cas ça fait plaisir de savoir que quelque part on tient à vous.

Au moment voulu, j’ai rompu l’orbite et me suis arraché au système de Terre Libre. Pendant plusieurs heures, j’ai eu les mains tremblantes et des nausées. Je fumais trop et ma gorge se desséchait. Sur Terre Libre, j’avais le contrôle de tout. Maintenant, une fois de plus, je descendais dans la grande arène. J’ai presque failli décider de faire demi-tour.

Puis j’ai pensé à Kathy, à Marling, à Ruth et à Nick, le nain mort depuis longtemps, et à mon frère Chuck, et tout en me haïssant j’ai continué jusqu’au point de phase.

C’est arrivé tout d’un coup, à l’instant où le vaisseau venait d’entrer en phase et de commencer à se piloter lui-même.

Je me suis mis à rire et un sentiment d’insouciance m’a envahi, comme aux temps anciens.

Quelle importance si je mourais ? Qu’est-ce qui comptait donc tant dans ma vie ? Manger des repas fins ? Passer mes nuits avec des courtisanes liées à moi par contrat ? Sottises ! Tôt ou tard la baie de Tokyo nous emporte tous, et elle m’aurait moi aussi un jour, je le savais, en dépit de tout. Mieux valait être balayé à la poursuite d’un semblant d’idéal que de végéter jusqu’au jour où un assassin trouverait le moyen de m’atteindre dans mon lit.

Cela aussi, en un sens, c’était une entrée en phase.

J’ai commencé à chanter une litanie en une langue plus vieille que l’humanité. C’était la première fois que je le faisais depuis bien des années, car c’était la première fois depuis bien des années que je m’en sentais digne.

La lumière semblait diminuer dans la cabine, et pourtant je savais qu’elle brillait comme avant. Les cadrans du tableau de bord reculaient, se transformaient en étincelles, devenaient des yeux luisants d’animaux me regardant du fond d’une forêt sombre. Ma voix résonnait comme si elle appartenait à quelqu’un d’autre, comme si par quelque truquage acoustique elle provenait d’un point situé loin devant moi. Et moi, enfermé en moi-même, j’allais de l’avant pour la suivre.