— L’altitude de la caméra au-dessus de l’épicentre n’a jamais dépassé soixante-dix kilomètres, ajouta une autre voix qui était, à ce qu’il sembla à Rohan, celle de Malta, l’un des planétologues les plus doués. Et, en vérité, je l’estimerais, quant à moi, à cinquante-cinq ou soixante kilomètres … Regardez plutôt …
Sa silhouette cacha en partie l’écran. Il appliqua sur l’image une plaque quadrillée en plastique transparent, où de petits cercles étaient découpés, la déplaçant pour la faire coïncider tout à tour avec une douzaine de cratères figurant sur l’autre partie de la photo.
— Ils sont nettement plus grands que sur les photos précédentes. Du reste, ajouta-t-il, cela n’a guère d’importance. D’une façon ou d’une autre …
Il n’acheva pas, mais tous avaient compris ce qu’il voulait dire : ils allaient sous peu contrôler l’exactitude de la photographie, en explorant cette région de la planète. Un certain temps encore, ils contemplèrent l’image sur l’écran, Rohan n’était plus si sûr de lui : cela représentait-il une ville ou plutôt ses ruines ? L’abandon de cette configuration géométrique était attesté par les ombres onduleuses des dunes, fines comme des traits à la plume, qui de toutes parts enveloppaient les formes compliquées dont certaines disparaissaient presque dans la marée de sable du désert. En outre, la constellation géométrique de ces ruines était partagée en deux parties inégales par un trait noir en zigzag, qui allait en s’élargissant vers les lointains — une fissure sismique qui avait disloqué en deux morceaux certaines des plus grandes « bâtisses ». L’une d’elles, très nettement effondrée, s’était ouverte en forme de pont, dont un jambage restait accroché sur l’autre versant de la faille.
— La lumière, je vous prie, demanda l’astronavigateur.
Lorsqu’elle fut rendue, il regarda le cadran de l’horloge murale.
— Nous décollons dans deux heures.
Des voix mêlées s’élevèrent ; ceux qui protestaient le plus énergiquement, c’étaient les hommes du service de géologie, car ils étaient déjà descendus à plus de deux cents mètres sous terre, à l’aide d’un trépan, lors des forages d’essai. Horpach fit un geste impérieux de la main, impliquant qu’il n’admettrait pas que son ordre soit discuté.
— Toutes les machines remontent à bord. Mettez en sécurité les matériaux récoltés. L’examen des photographies et les analyses à faire doivent suivre leur cours. Où est Rohan ? Ah ! Vous êtes là ? Parfait. Vous avez entendu ce que j’ai dit. Dans deux heures, tous les hommes doivent être à leur poste de départ.
L’opération d’embarquement des machines se faisait en hâte, mais avec méthode. Rohan resta sourd aux supplications de Ballmin qui insistait pour qu’on lui accordât cinq minutes de forage supplémentaires.
— Vous avez entendu ce qu’a dit le commandant, répétait-il de droite et de gauche, bousculant les monteurs qui se rendaient, à l’aide de grands monte-charge, dans les tranchées qu’ils venaient de creuser.
À tour de rôle, les appareils de forage, les plates-formes grillagées provisoires, les réservoirs de carburant étaient transportés jusqu’aux écoutilles de la soute ; lorsque, seul, le sol fouaillé de toutes parts témoigna des travaux accomplis, Rohan, en compagnie de Westergard, l’adjoint de l’Ingénieur en chef, parcourut une fois encore, par mesure de précaution, les chantiers abandonnés. Puis les hommes s’engouffrèrent dans les profondeurs du vaisseau. Alors seulement le sable s’agita dans le périmètre lointain, tandis que les ergorobots, appelés par radio, rentraient en file pour se cacher dans les flancs de l’astronef qui happa ensuite, sous les plaques de son blindage, la rampe inclinée et l’ossature verticale de l’ascenseur. Pendant l’espace d’un instant, tout s’immobilisa, puis le hurlement monotone du vent violent assourdit le sifflement métallique de l’air comprimé qui purgeait les tuyères. Des tourbillons de poussière rouge prirent la poupe dans leur étau, une lueur verte y vacilla, mêlée à la lumière rouge du soleil, et dans une galopade de coups de tonnerre incessants, secouant le désert et répercutés en échos multipliés par les parois rocheuses, le vaisseau s’éleva lentement dans les airs. Laissant derrière lui le cercle de roche incendié, les dunes vitrifiées et les coulées de condensation, il disparut dans le ciel violet avec une vitesse croissante.
Longtemps après, lorsque la dernière traînée blanchâtre de la vapeur de sa trajectoire se fut dissipée dans l’atmosphère et que les sables eurent entrepris de recouvrir la roche nue et de combler les fouilles abandonnées, un nuage noir apparut à l’horizon. Volant bas, il se déploya et entoura comme d’un bras tendu, tout en volutes, le lieu de l’atterrissage ; puis il s’immobilisa, suspendu en cet endroit. Cela dura un certain temps. Lorsque le soleil commença à décliner pour de bon, une pluie noire se mit à tomber de ce nuage sur le désert.
CHAPITRE II
PARMI LES RUINES
L’Invincible se posa en un endroit soigneusement choisi, à six kilomètres au moins de la limite septentrionale de ce que l’on appelait déjà « la ville ». On ne la voyait pas mal du tout du poste de pilotage. L’impression que c’étaient là des constructions élevées artificiellement était même plus forte que lors de l’examen des photos prises par le satellite photo observateur. Anguleuses, en général plus larges à la base qu’au sommet, de hauteur inégale, elles s’étendaient sur une superficie de plusieurs kilomètres carrés, noirâtres, avec par endroit un reflet métallique ; mais la plus forte longue-vue ne permettait pas d’en distinguer les détails ; on avait l’impression que la majorité de ces bâtiments étaient troués comme des claies.
Cette fois-ci, les tintements métalliques des tuyères en train de refroidir n’avaient pas cessé que déjà le vaisseau expulsait de ses entrailles la rampe inclinée et l’ossature de l’ascenseur, s’entourait d’un cercle d’ergorobots ; mais, à présent, on ne s’en tint pas là. En un endroit situé exactement en face de la ville (lorsqu’on se tenait au niveau du sol, on ne pouvait plus l’apercevoir, cachée par de petites collines), se rassembla à l’intérieur de la protection énergétique, un groupe de cinq véhicules tout terrain, auquel s’adjoignit un monstre de loin deux fois plus gros qu’eux, semblable à un scarabée apocalyptique à la cuirasse grisâtre : le lance-antimatière mobile.
Rohan commandait le groupe opérationnel. Il se tenait dressé de toute sa taille, dans la tourelle ouverte du premier véhicule tout terrain, attendant que, sur ordre donné du pont de L’Invincible, un passage soit ouvert dans le champ de force. Deux inforobots, placés sur les collines les plus proches, lancèrent une série de fusées éclairantes vertes pour indiquer la route ; alors la petite colonne, en rang par deux, Rohan en tête, partit droit devant elle.
Les machines résonnaient de la basse des moteurs, des fontaines de sable jaillissaient de sous les roues-ballons des géants, loin devant, à deux cents mètres, un robot éclaireur glissait en rasant la surface du sol, semblable à une soucoupe aplatie avec ses antennes qui vibraient à toute vitesse ; le flux d’air qu’il rejetait de dessous lui faisait s’effondrer le sommet des dunes, aussi semblait-il qu’en les survolant, il les balayait d’un feu invisible. Le nuage de poussière soulevé par la colonne fut long à retomber, car l’air était tranquille : une traînée de volutes rougeâtres balisait la route du convoi. Les ombres des machines s’allongeaient car le soir approchait. La colonne contourna un cratère qui se trouvait sur son chemin, presque entièrement recouvert de sable. Au bout de vingt minutes, on parvint aux premières ruines. Ici, la composition de la colonne se disloqua. Les trois véhicules non habités pénétrèrent entre les ruines et lancèrent des signaux bleu vif, indiquant qu’ils avaient créé un champ de force local. Les deux machines transportant les hommes roulèrent alors de sorte à se placer au centre de la protection mobile. Cinquante mètres derrière avançait, sur ses jambes articulées, l’énorme lance-antimatière. Après avoir franchi un entremêlement de filins d’acier ou de fils de fer, enfouis dans le sable, il fallut s’arrêter car l’une des pattes du lance-antimatière s’était trouvée coincée dans le fond d’une crevasse invisible, recouverte de sable. Deux arcticiens sautèrent hors du véhicule du commandant de l’expédition et libérèrent le colosse immobilisé. Alors, la colonne repartit.