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— Assassinos !

* * *

La voix de Carlos avait brisé le silence irréel, réveillant les dormeurs de la pièce voisine.

Il vit les deux hommes rentrer précipitamment dans la « 404 », qui démarra en trombe. Les clameurs de haine la poursuivirent jusqu’à ce qu’elle disparaisse. Un brouhaha grandissant montait de l’ambassade. Carlos abandonna la fenêtre, se précipita à travers la pièce, bousculant les boîtes de conserve vides qui servaient de gamelles, allant droit vers le hall d’entrée. Le barbu s’accrocha à lui.

— Carlos ! C’est trop dangereux, n’y va pas ! ils peuvent tirer sur toi…

La D. I. N. A. ignorait en principe que Carlos Geranios, un des chefs du M. I. R., parti d’extrême gauche, se cachait à l’ambassade d’Italie sous un faux nom.

Quatre employés de l’ambassade traversaient déjà la pelouse en courant. Ils ramassèrent le sac et l’emportèrent vers le bâtiment où tout le monde était maintenant réveillé. Le soleil apparut d’un coup, baignant la pelouse, déchirant la brume matinale. On était à la fin de l’été austral, mais mars était encore très chaud. En silence, massés sur le perron de l’ambassade, les séquestrés volontaires regardèrent les employés se rapprocher portant le sac.

Ils le posèrent doucement surie parquet de marqueterie de l’entrée. Il était fermé par une grosse ficelle. Les hommes qui l’avaient porté se redressèrent, fuyant le regard des reclus.

— Ouvrez-le ! cria quelqu’un.

Personne ne bougea.

Puis le barbu écarta le premier rang, s’accroupit, un couteau à la main. Il coupa la ficelle, écarta le jute. Carlos Geranios le rejoignit.

Un pied apparut. Un pied de femme très blanc. Un murmure horrifié gronda dans le hall. Blême, Carlos Geranios dégagea le second pied. Puis un vieil homme avec des lunettes tira le sac de l’autre côté, dégageant lentement le corps. Le murmure redoubla, fit frémir le premier rang. Une femme éclata en sanglots. Celui qui avait tiré le sac se redressa, froissant machinalement le jute grossier dans ses bras, les yeux pleins de larmes, incapable de parler. Ce n’était pas la pudeur qui lui faisait détourner les yeux du corps nu, mais l’épouvante.

Carlos Geranios, les yeux secs, les pupilles agrandies, agenouillé près du corps, posa la main sur l’épaule nue, l’effleurant à peine. La chair était encore tiède.

Baissant les yeux, il se força à regarder l’abominable spectacle. La peau était marbrée de taches bleues. Des coups. Avec les chancres noirâtres des brûlures de cigare. Le sein droit en était constellé. Le visage n’était plus qu’une masse sanglante, informe, écrasée de coups. Gonflée, méconnaissable. Toutes les incisives avaient été arrachées par les tortionnaires de la D. I. N. A., ce qui donnait à la bouche un aspect insolite de vieillesse.

Carlos Geranios avança doucement la main et écarta la lèvre inférieure éclatée, découvrant un bridge d’or qui emprisonnait trois dents.

Il eut l’impression qu’une main invisible lui enserrait la poitrine, qu’il allait se mettre à hurler. Il se surprit lui-même de pouvoir être si calme, de ne pas trembler, de ne pas pleurer. Il n’entendait plus le bruissement des exclamations horrifiées derrière lui. Son regard descendit jusqu’à la pancarte de carton accrochée au cou de la morte par une ficelle. On y avait écrit au stylo-feutre :

« Traîtresse au M. J. R. Exécutée par les patriotes. »

Les traits figés dans un rictus involontaire, il essaya de se vider le cerveau. De ne pas penser à ce que Magali avait ressenti quand on lui avait arraché les dents avec des tenailles, quand on avait brûlé la chair délicate de ses seins avec des cigarettes, quand on lui avait écrasé le visage à coups de crosse…

Son regard descendit encore et ce qu’il vit lui donna envie de vomir. Les mains de la morte étaient liées derrière son dos, mais pas ses jambes. Son bas-ventre avait été lacéré, déchiré à coups de baïonnette, jusqu’à l’os. Puis les tortionnaires y avaient enfoncé un cactus dont le vert était maintenant imprégné de sang et d’humeur. Très probablement, alors qu’elle était encore vivante. Carlos Geranios savait ce qui avait précédé cet ultime outrage.

Le colonel Manuel Chonio, surnommé le « Boucher de Los Angeles » à cause des atrocités qu’il avait commises dans cette ville du sud du Chili, maintenant chargé de traquer les « miristes » à Santiago, utilisait une méthode particulière d’interrogatoire. Tenant un rat dans un gant de cuir, il l’enfonçait dans le vagin de la suspecte, le museau en premier. Jusqu’à ce qu’elle parle ou devienne folle.

Quelqu’un tira en arrière Carlos Geranios et il se laissa faire. Il croisa le regard terrifié de l’ambassadeur du Venezuela, drapé dans une robe de chambre, dépassé. On jeta une couverture sur le corps martyrisé. Mais l’abominable image persistait sur toutes les rétines.

Carlos sortit du hall, suivi du jeune barbu. Il s’arrêta près des fenêtres du salon, regardant le parc et les uniformes sur le trottoir. Avec une haine impuissante.

— Tu savais qu’ils l’avaient prise ? demanda doucement son compagnon.

Carlos Geranios inclina la tête sans répondre.

Il savait que Magali était entre les mains de la D. I. N. A. depuis deux semaines. Une des seules personnes à savoir où il se cachait. Il avait espéré contre toute logique. Se disant que Magali était jeune, belle, pleine de sang-froid. Qu’on la battrait, qu’on la violerait sûrement, mais que les autres ignominies lui seraient épargnées…

Il avait sous-estimé leur désir de le retrouver. Ils l’avaient fait parler. Ensuite, elle était morte ou ils l’avaient achevée. De toute façon, elle n’était plus « montrable ». Depuis quelques semaines, la Junte commençait à avoir un léger souci de respectabilité. On retrouvait dans les terrains vagues de Santiago des cadavres torturés prétendument exécutés par le M. I. R. ou les communistes…

Une seule chose étonnait Carlos Geranios. Pourquoi être venu déposer le cadavre là où il se trouvait ? Comme pour le défier…

Maintenant, il savait qu’ils ne reculeraient devant rien pour l’avoir.

Il se tourna vers le jeune barbu :

— Ils vont venir, dit-il à voix basse.

Une Mitraillette sur le ventre, l’ambassadeur ne se transformerait pas en héros pour lui. Il émettrait une énergique protestation diplomatique. Qui n’arracherait pas Carlos Geranios à la torture et à la mort. La D. I. N. A. avait pour objectif avoué de broyer impitoyablement tout ce qui pouvait encore s’opposer à la Junte. Quand l’opposition serait au cimetière, on redeviendrait gentil… En attendant, l’épuration était féroce. Dès le couvre-feu, les fourgons Chevrolet blancs et noirs de la D. I. N. A. parcouraient les rues de Santiago, embarquant les suspects dans le silence de la nuit. La plupart disparaissaient sans laisser de traces. Seul, le général Pinochet, chef de l’État, avait le pouvoir de contrer la D. I. N. A.

Il en usait rarement. La D. I. N. A. était sa création.

Le barbu se rapprocha encore de Carlos Geranios :

— Qu’est-ce que tu vas faire ? Carlos secoua la tête.

— Je ne sais pas. Pas encore.

La veille il s’était endormi en rêvant à l’avenir. Deux jours plus tard, il devait partir du Chili, dans un lot d’expulsés, pour le Venezuela.

Magali finirait bien par être relâchée. Ils se retrouveraient au Mexique. Ou à Cuba, ou ailleurs. Ils feraient l’amour sur une plage au soleil. Ses yeux se remplirent de larmes. Il reverrait toute sa vie le cactus qui la violait odieusement, même morte.