— Tania ? demanda-t-il. Tania Popescu ?
Ils ne répondirent pas. Dans la cellule suivante, une femme jeune, aux vêtements déchirés, du sang coulant le long de sa jambe, gémissait faiblement, les yeux fermés. Peut-être celle qu’il avait vue amener dans l’ambulance… Il faillit vomir. En ressortant, il entendit des bruits d’appels et de pas dans le couloir du rez-de-chaussée. On se demandait où il était passé. Il lui restait peu de temps.
Des bruits de bottes ébranlèrent l’escalier. Il restait trois portes. Il risquait de ne pas avoir le temps de les ouvrir toutes. S’il ne trouvait pas Tania, un doute subsisterait. C’était la dernière occasion… Il choisit la dernière porte à droite, rabattit le battant au moment où la porte desservant le couloir s’ouvrait violemment.
Une ampoule nue brillait au plafond.
Une forme humaine était tassée dans un coin, au milieu d’une odeur innommable, le visage si enflé qu’on la reconnaissait à peine, la tête pendant sur sa poitrine, une écuelle posée devant elle comme pour un animal. Les cheveux sales pendaient, collés de sueur et de sang. Le nez était comme une pomme de terre. Brisé. La poitrine était celle d’une vieille femme, flasque, marbrée de coups. Tania tourna lentement la tête vers Malko. Son regard atone le traversa sans qu’il voie si elle le reconnaissait.
Les hurlements et le martèlement des bottes força Malko à se retourner au moment où la meute se jetait sur lui.
Malko, submergé par les uniformes et les civils, tomba sous les coups. Sa dernière pensée, avant de s’évanouir, fut qu’ils ne le tueraient sûrement pas tout de suite.
Ce sur quoi il avait compté.
Chapitre XIV
Jorge Cortez acheva son J. and B. et alla remettre un disque. La nuit était tombée et il faisait frais. Il ferma la porte-fenêtre du living, retourna s’asseoir, prenant le téléphone près de lui. Une angoisse diffuse l’empêchait de se détendre. Malko aurait dû être de retour depuis plus d’une heure déjà. Il avait essayé de se dire que la circulation sur Providencia était épouvantable en fin de journée, que sa voiture avait pu tomber en panne, qu’il avait pu égarer son numéro de téléphone… Mais cela ne l’apaisait pas.
Il regarda l’enveloppe fermée que lui avait laissée son visiteur. Jorge Cortez n’était pas un homme d’action. Une fortune personnelle importante lui avait permis de mener une agréable carrière dans la diplomatie, sans trop se préoccuper de son salaire. Il aimait les femmes, les fêtes, les conversations mondaines et la bonne chère. Jamais, avant le Chili, il n’avait été mêlé à une histoire de Services Secrets, il évitait même de fréquenter trop les attachés militaires… Cette fois, il mettait le doigt dans l’engrenage. La rumeur publique lui avait très vite appris que Malko n’était pas au Chili pour s’occuper du Wild Life Fund. Tout se savait dans l’étroit cercle diplomatique. Il ne voulait pas connaître le vrai motif de sa visite. Mais il ne pouvait pas non plus se dérober. Une insolite complicité le liait à Malko. En partie à cause de leur expérience commune avec la D. I. N. A. Surtout parce qu’ils s’étaient reconnus comme étant de la même race. Il déchira l’enveloppe et regarda la feuille de papier. Il y avait trois noms dans l’ordre, avec, chacun, deux numéros de téléphone.
1. John Villavera.
2. Colonel Federico O’Higgins.
3. David Wise. Langley. Virginia.
Malko avait précisé à Jorge Cortez de faire part aux deux premiers de l’appel au troisième. Jorge passa sa langue sur ses lèvres sèches et composa le premier des numéros. Certain que Malko ne reviendrait pas.
— Alors, cochon, tu voulais me voir, hein !
Le pétrole dégoulinait sur le visage de Malko, lui brûlant les yeux. Ses mains menottées derrière le dos l’empêchaient de s’essuyer. Le liquide gluant lui collait à la peau. Mais il ne pensait pas à ses propres souffrances. Une rage aveugle contre ceux qui l’avaient mené en bateau l’étouffait. Il secoua la tête, essaya d’ouvrir les yeux, distingua vaguement la silhouette du lieutenant Pedro Aguirre planté devant la baignoire pleine de pétrole. Une variante du supplice « El scaphandro » mise au point par la D. I. N. A.
Bien campé sur ses bottes vernies, sanglé dans un uniforme impeccable, le regard mauvais et le cheveu calamistré, le lieutenant Aguirre observait Malko avec une rage sans bornes. Sa haute casquette était pendue à une patère. Muets, les deux carabiniers en treillis qui maintenaient Malko dans la baignoire pleine de pétrole essayaient de ne pas déraper sur le carrelage gluant. Eux aussi étaient inondés du liquide nauséabond. Ils avaient failli le tuer, à coups de pied, l’avaient remonté au premier en le frappant sans arrêt, jusqu’à ce qu’un officier leur ait ordonné de ne pas le tuer avant qu’il ait parlé. Le carabinier se souvenait du nom donné par Malko pour tromper sa vigilance… On avait été chercher le lieutenant Aguirre chez lui. En attendant, on avait mis Malko en condition.
Les coups d’abord, puis la mise à nu, la fouille humiliante, les coups. Et enfin, la baignoire de pétrole.
Aguirre venait d’arriver. Dans une rage indescriptible. Le fait que Malko soit parvenu à Tania en se servant de son nom ne pouvait lui attirer que des ennuis. Mais il y avait pire. Il était certain que Malko se trouvait avec Oliveira lorsqu’il avait téléphoné. Oliveira qui se refusait à lui…
Il allait faire tout payer d’un coup à ce gringo.
— Tu ne veux rien dire ! hurla-t-il à Malko.
« Que fait Jorge ? » se disait ce dernier. Il se demanda s’il n’avait pas été fou de faire confiance à un quasi inconnu.
Pedro Aguirre se rendit compte tout à coup que les révélations du prisonnier pouvaient être embarrassantes pour son orgueil.
— Sortez, vous autres, ordonna-t-il aux carabiniers.
Ceux-ci laissèrent tomber Malko qui glissa dans la baignoire, la tête émergeant seule, parce qu’il s’arcboutait les pieds contre la paroi. Dès que la porte se fut refermée, le lieutenant Aguirre se pencha vers lui.
— Communiste de merde, qui t’a dit que Tania était ici ?
— Personne ! fit Malko.
— Menteur ! rugit-il. Je vais te faire payer tes mensonges.
Malko se raidit. En ce moment le téléphone devait fonctionner entre Washington et Santiago. Le colonel O’Higgins était donc prévenu que Washington était au courant. Le gambit de Malko était que le Chili ne pouvait pas se permettre officiellement de liquider un agent de la C. I. A.
Mais c’était seulement un gambit…
David Wise risquait, si Malko s’était trompé, d’être obligé de se contenter de rapatrier ce qui resterait de lui dans des conditions décentes…
— Pourquoi voulais-tu voir Tania ? demanda le lieutenant Aguirre.
Malko avala un peu de pétrole et toussa.
— Cela ne vous regarde pas.
Il ajouta, d’un ton méprisant :
— Lieutenant Aguirre, vous allez être obligé de me libérer et de faire des excuses. Je représente le gouvernement des États-Unis. Vous aurez à rendre des comptes… Et Oliveira risque de vous en vouloir…
Elle avait plus fort que lui. Pedro Aguirre le contempla un long moment, brûlant de haine. Puis il alla fermer la porte à clef et se pencha sur la baignoire.
— Tu sais que j’interroge tous les salauds de ton espèce. Que personne n’est encore venu se plaindre. Tu le sais, dis ? Toi non plus, tu ne viendras pas te plaindre. Aux Américains ni à personne.
Sans laisser à Malko le temps de répondre, il appuya la paume de sa main droite sur sa tête et poussa de toutes ses forces, le forçant à glisser dans le pétrole. Malko s’arc-bouta de toutes ses forces aux parois gluantes, tint pendant plusieurs secondes. La main appuyait impitoyablement. Aguirre avait un rictus féroce et joyeux. Comme le jour où il avait rempli d’eau un étudiant gauchiste jusqu’à ce que ses intestins éclatent. Ses fonctions spéciales lui donnaient une toute-puissance grisante. Brusquement, les pieds de Malko dérapèrent et il glissa dans la baignoire. Le bras du lieutenant plongea à sa suite, salissant l’uniforme, jusqu’au coude. Mais il n’en avait cure. Vingt centimètres sous le pétrole, il sentait la tête de Malko luttant contre l’asphyxie et il en éprouvait presque un plaisir sexuel.