Malko ruminait sa rage. Maintenant, seul l’ambassadeur des U. S. A. pouvait intervenir. Le paysan leur tendit un sac de papier contenant des « empenadas », sorte de feuilletés locaux qu’ils se mirent à dévorer de bon appétit.
Ensuite. Malko somnola, brinquebalé par les cahots, fut réveillé par le klaxon furieux d’un gros bus qui les doubla en les jetant presque dans le fossé. Ils entraient dans Santiago par le sud. Malko savait que de jour, il risquait peu. La D. I. N. A. était trop prudente. Et, pour l’instant il était officiellement mort…
Cela lui donnait un certain répit.
La Ford déboucha sur Alameda, derrière le palais de la Moneda. Le paysan cala et s’arrêta, dévorant des yeux le vieux bâtiment.
— C’est la première fois que je viens ici, dit-il, extasié. C’est beau !
Carlos et Malko sautèrent de la Ford, lui serrèrent la main et s’éloignèrent. Ils entrèrent dans un bar, le Haïti, où pour 350 escudos une serveuse en mini leur apporta des « café-café ». Ils en burent deux chacun, coup sur coup.
— Allons chez l’ambassadeur des États-Unis, suggéra Malko.
Carlos Geranios secoua la tête négativement.
— Non. Je n’ai plus confiance dans les Américains. Je vais me cacher dans Santiago et organiser mon départ autrement.
Il lui tendit la main. « Adios. »
Malko prit la main tendue. N’arrivant pas à croire que sa mission se terminait là.
— Comment puis-je vous joindre ? demanda-t-il. Carlos Geranios hésita.
— Par la patronne du bordel de la calle Miraflores, Anna, dit-il. Elle saura toujours où je suis.
Il ramassa sa sacoche de cuir et sortit du Haïti, disparut dans la foule.
Malko l’imita très vite. Il n’avait qu’une pensée dire à John Villavera ce qu’il pensait de lui. C’était samedi. Il n’y aurait personne à Langley. En prenant l’avion le jour même, il arriverait dimanche matin à Washington. Il avait hâte de se trouver dans le bureau de Michael Burrough, le patron de la « Western Hemisphere », à la Clandestine Division. Pour régler le sort du chef de station de la « company » à Santiago.
Un bruit de fanfare militaire le fit se retourner. Un long convoi s’avançait le long de l’Avenida Presidente Bunez. Des soldats marchaient à un lent et rigide pas de parade derrière un cercueil porté sur un affût de canon recouvert du drapeau chilien. Un chant s’éleva de leurs rangs, poignant et insolite. Malko crut rêver. Les soldats chantaient « Lili Marlène » !
Il s’approcha d’un passant et demanda ce qui se passait. L’autre lui répondit, indifférent :
— Ils enterrent l’amiral Bonilla. Celui qui s’est tué en hélicoptère.
Les soldats défilèrent devant lui au pas de l’oie, martelant la chaussée, le regard fixe, chantant à gorge déployée le vieux chant de la Wehrmacht. Les rares spectateurs détournaient les yeux ou s’éclipsaient dans les rues adjacentes. Une vingtaine d’officiers marchaient solennellement en tête du défilé, chamarrés comme des arbres de Noël. Malko chercha des yeux le colonel O’Higgins, mais ne le vit pas.
Il se mit en route vers le Sheraton, tandis que le martèlement des bottes décroissait derrière lui. Il avait un certain nombre de choses urgentes à faire.
Malko allait raccrocher après avoir laissé sonner dix fois lorsqu’on décrocha enfin. La voix de John Villavera fit :
— Hello !
Malko essaya de faire abstraction de sa rage pendant quelques secondes. Jouissant de l’instant. Puis il annonça d’une voix sarcastique :
— Une surprise, John. Une mauvaise surprise.
Il n’entendit plus que les grésillements du bruit de fond. John Villavera avait sûrement reconnu sa voix. Il devait récupérer. Il l’imagina serrant le téléphone ; cherchant une explication… Affolé, furieux. Se demandant ce qui n’avait pas marché.
— John, fit Malko, en détachant chaque mot, je me doutais que vous étiez une ordure. Mais à ce point-là, c’est admirable. Seulement, faites vos commissions vous-même. Les Chiliens ne sont pas consciencieux… Je suis vivant et Carlos aussi. Bad news, hein ?
L’Américain retrouva enfin sa voix. Un croassement plutôt. Chaque mot semblait avoir du mal à passer. Volubile, il expliqua.
— J’étais sous la douche, qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi n’êtes-vous pas en route pour l’Argentine ?
— John, fit Malko, s’il ne tenait qu’à vous je serais en route pour l’enfer… Maintenant, je vais à Washington, où je vais expliquer comment vous avez, vous, le C. O. S. de la C. I. A. à Santiago, organisé mon assassinat et celui de Carlos Geranios. Je saurai qui a donné l’ordre ! J’ai quelques amis là-bas…
La voix de John Villavera vira à l’aigu.
— Je ne comprends rien à ce que vous dites ! Où est Geranios ? Qu’est-il arrivé ? Pourquoi m’accusez-vous ?
— C’était particulièrement cynique de me faire tracer un cercle noir sur le toit de la voiture, continua Malko, étouffant de rage. Un peu comme si on demandait à un lièvre de se dessiner une cible sur le ventre. J’apprécie, John, on dit toujours que les fonctionnaires manquent d’humour. C’est une erreur. Vous en avez beaucoup, John ! Je vous dis adieu. Mais vous entendrez parler de moi. Avant de quitter ce beau pays, je vais également dire à l’ambassadeur ce que je pense de vous.
— Attendez, protesta Villavera, nous devons aller en week-end à Viña Del Mar…
— John, fit Malko, vous êtes encore plus abject que je ne le pensais.
Il raccrocha un peu soulagé. Cela avait été plus fort que lui. Il alla prendre un bain. À Santiago il était impuissant, ne pouvant lutter contre un gouvernement légal. À Washington, un certain nombre de très hauts fonctionnaires l’appréciaient et le respectaient. Cette histoire allait les intéresser prodigieusement. Surtout au moment où la C. I. A. était sur la sellette. La « company » essayant de supprimer un témoin de son infamie, c’était du pain bénit pour ses nombreux détracteurs. Jack Anderson en ferait ses choux gras. Le William Cobby, l’actuel patron de la C. I. A., risquait de sauter. Peut-être même Kissinger… Alors qu’il sortait de la salle de bains, le téléphone sonna. Une voix de femme.
— Señor Linge ? C’est la Lan-Chue. Je suis désolée. Notre vol a dû être annulé. Si vous voulez, nous reportons votre réservation à mardi. Il n’y a pas de place avant…
Malko jura entre ses dents.
— Il n’y a pas d’autre vol ?
— Je ne sais pas, fit la fille, je ne suis pas autorisée à prendre des réservations pour d’autres compagnies. Dois-je maintenir votre réservation…
— Non, dit Malko.
À peine eut-elle raccroché qu’il se rua sur l’annuaire et commença son exploration. Trente minutes plus tard, il dut se rendre à l’évidence. Aucune compagnie n’avait de place sur un vol quittant Santiago. Trois avions partaient le samedi, tous pleins. Sans même de liste d’attente… C’était plus que suspect. Il rappela la Lan-Chue. Dieu merci, ce n’était pas la même personne. Il demanda s’il y avait de la place sur le vol pour Rio et s’il était à l’heure. Au bout de cinq minutes, il eut la réponse.
Oui, il y avait de la place. Oui, le vol partirait à 14 heures 30.
— Votre nom, s’il vous plaît, demanda l’employée.
Malko le lui donna. Attendit. Plusieurs minutes. Puis son interlocutrice revint en ligne.
— Señor, annonça-t-elle d’une voix embarrassée, je me suis trompée. Ce vol a été annulé. Nous n’étions pas prévenus. Mardi si…