Les disques venaient des U. S. A., comme le whisky, luxe inouï, dans un pays où la bouteille de J. and B. coûtait 50 000 escudos. Le salaire mensuel d’une bonne.
Malko posa son verre et entraîna Oliveira sur le plancher dégagé. Ils dansèrent plusieurs slows. La jeune femme se tenait mieux que la plupart des autres filles. Pourtant, Malko avait l’impression qu’elle ne se refusait pas. Qu’elle attendait seulement quelque chose.
— Combien de temps restez-vous au Chili ? demanda-t-elle.
— Je l’ignore, dit Malko sincèrement, cela dépend de mes affaires.
— Que faites-vous ?
— Je travaille pour le gouvernement américain. Une sorte de mission d’études.
Oliveira le regarda en riant.
— Vous êtes venu voir les méchants colonels ?
Le disque s’arrêta et ils allèrent s’asseoir. Malko mourait de soif. Il but tout son champagne. Oliveira lui prit son verre.
— Je vais vous en chercher d’autre.
Elle plongea dans la foule. Malko avait la tête qui tournait un peu. Les effluves de la marijuana commençaient à épaissir.
Malko vit un moustachu mince au costume gris trop cintré prendre le bras d’Oliveira avec un sourire de requin, et l’entraîner danser.
Philosophe, il se leva, cherchant une autre proie éventuelle.
Près du buffet, il accrocha le regard d’un homme d’une trentaine d’années qui portait une blessure profonde au visage, à peine cicatrisée. Un coup qui lui avait enfoncé l’arcade sourcilière et déchiré la pommette. Il sourit à Malko. Celui-ci s’approcha et l’autre, qui avait observé la scène, remarqua :
— Oliveira a été récupérée par son « pololo ».
— Son pololo ?
— Son fiancé, expliqua-t-il. C’est le masculin de « lola ». Mais n’ayez pas peur, je sais que le lieutenant Aguirre est de service à minuit. Oliveira vous reviendra. Je croîs que vous lui plaisez beaucoup d’ailleurs. Excusez-moi, je ne me suis pas présenté : Jorge Cortez. Je travaille à l’ambassade dominicaine. Je sais votre nom, Oliveira me l’a dit.
Malko posa les yeux sur la blessure à peine cicatrisée.
— Vous avez eu un accident ?
Son interlocuteur eut un sourire en coin.
— Si on veut.
Une fille en pantalon de satin mauve s’approcha de lui, l’embrassa sur la bouche et repartit danser. Il se tourna vers Malko.
— Le lendemain du coup contre Allende, continua-t-il, j’ai été pris par erreur dans une rafle. À cause de mon accent, on a cru que j’étais cubain. On m’a aussitôt livré à la D. I. N. A. Le temps que mon ambassade retrouve ma trace, ils m’avaient abîmé sérieusement…
Il défit un bouton de sa chemise, écartant les pans, Malko aperçut une grande marque brune sur son torse, à peine cicatrisée.
— Ils m’ont brûlé, précisa le diplomate. Avec de l’acide.
— Où cela se passait-il ?
L’autre eut un geste évasif.
— Oh, dans une maison de la calle Londres. Il y en a plein Santiago. La D. I. N. A. fait ce qu’elle veut. Il y a eu d’autres histoires fâcheuses en dehors de la mienne. De vilains bruits courent sur le père d’Oliveira. Les opposants l’ont surnommé le Bourreau de Los Angeles.
Charmant.
— Il n’est pas là ce soir ?
— Il vient très rarement. Jamais quand sa fille reçoit. Ils ont une autre maison en dehors de la ville.
Oliveira émergea de la foule, les yeux brillants, deux énormes verres pleins de champagne-framboise dans les mains.
— Pedro ne voulait pas me lâcher. Il est furieux d’être obligé de partir.
Malko l’examina, pensant à ce que venait de lui révéler le diplomate dominicain, brusquement gêné par cette fête. En venant chez Oliveira, il s’était égaré et avait longé le polo. De hauts murs verts surmontés de barbelés, en face d’un bidonville installé dans le lit de la rivière à sec. Sûrement le seul polo au monde entouré de barbelés.
Il but de nouveau son champagne. Il se sentait bizarre, comme flottant dans de la ouate. Probablement le décalage horaire. Il se dirigea vers le canapé pour s’y asseoir et il lui sembla qu’il mettait des heures à parcourir cette courte distance.
Peu à peu, la réception se vidait. Malko regarda sa montre : minuit. Oliveira venait de le rejoindre.
— Je vais bientôt vous quitter, dit-il. Je ne voudrais pas coucher en prison. Cela risquerait de me dégoûter du Sheraton.
À part la piscine du dernier étage, l’hôtel était d’une tristesse mortelle. Il y en avait un autre, tout neuf, en face du Barrio Alto, mais très loin du centre, hélas !
Oliveira rit.
— Restez. Avec quelques amis, nous allons faire la fête de « toque à toque ». Vous partirez à cinq heures du matin. Quand il fera jour.
Malko essaya de lutter contre l’engourdissement qui le gagnait. Il sentait qu’Oliveira avait envie qu’il reste. Il chercha des yeux le diplomate dominicain, le vit en train de danser avec une brune pulpeuse, agrippée à son cou, enroulée autour de lui. Pour se réveiller, il se leva et sortit dans le jardin sombre. Il faisait frais et le ciel était couvert. Santiago, situé dans un cirque de montagne, était souvent noyé de brume. Toute l’avenue était bordée de maisons superbes. On se serait cru à Beverly Hill. Quel contraste avec le centre poussiéreux et chaud. Ici, on ne se préoccupait pas de l’inflation. C’en était presque choquant. En venant, Malko avait vu des queues immenses attendant au milieu de Providencia de problématiques autobus. Sans rechigner. Les gens dans la rue avaient des regards éteints, des mots prudents. Un ancien député avait passé trois mois en prison pour avoir osé chanter dans un endroit public une chanson du M. I. R…
— Qu’est-ce que vous faites ?
Malko se retourna brusquement. Oliveira l’observait, l’air interrogateur. Il lui prit le bras et elle s’appuya contre lui.
— Je regardais les étoiles.
— Mais il n’y a pas d’étoiles… Venez, il fait froid.
Malko la suivit à l’intérieur. On avait baissé les lumières. Quelques couples étaient vautrés sur les divans. La musique continuait. Oliveira tendit à Malko un verre de pisco-sour. Il but le liquide glacé qui se transforma en lave brûlante dans son estomac.
De nouveau, il éprouva une sensation bizarre. Les jambes coupées, il s’enfonça dans le canapé. Sentant le regard de la jeune femme posé sur lui, il se força à sourire.
— Je devrais rentrer, dit-il. Je suis fatigué.
— Cela ira mieux tout à l’heure.
La voix lui parvint faiblement. Tout à coup, il se dit qu’il n’y avait plus de musique. Pourtant, des gens continuaient à danser.
Bizarre.
Il eut peur, brusquement, d’être tombé dans un piège. Il essaya de se lever, vit les yeux immenses, presque blancs, d’Oliveira qui se rapprochaient et puis plus rien.
Chapitre III
Le cri modulé, rauque, prolongé mit longtemps à parvenir au cerveau de Malko. Les vibrations de ses tympans le réveillèrent d’un coup. Il se dressa si brutalement que sa tête heurta violemment une lampe. Le cri de femme continuait. La bouche pâteuse, ne sachant plus où il se trouvait, Malko essaya de reprendre contact avec le monde extérieur.
Ses yeux s’accoutumèrent à la pénombre. Il se trouvait toujours sur le canapé du living-room d’Oliveira. Là où il avait sombré dans son étrange torpeur. Le cri sortait de la gorge d’une fille qui se trouvait au bout du canapé, à trois mètres de lui. Une brune potelée, entièrement nue à l’exception de ses chaussures rouges. Elle chevauchait un homme assis sur le canapé, habillé, lui, et s’empalée sur lui, les mains accrochées à ses épaules, montant et descendant au rythme de son plaisir, la tête renversée en arrière. Hurlant un orgasme qui n’en finissait plus.