Выбрать главу

Pensée profonde n° 10

Grammaire

Une strate de conscience

Menant à la beauté

Le matin, en général, je prends toujours un moment pour écouter de la musique dans ma chambre. La musique joue un très grand rôle dans ma vie. C’est elle qui me permet de supporter... eh bien... ce qu’il y a à supporter : ma sœur, ma mère, le collège, Achille Grand-Fernet, etc. La musique, ce n’est pas qu’un plaisir pour l’oreille comme la gastronomie pour le palais ou la peinture pour les yeux. Si je mets de la musique le matin, ce n’est pas très original : c’est parce que ça donne le ton de la journée. C’est très simple et en même temps, c’est un peu compliqué à expliquer : je crois que nous pouvons choisir nos humeurs, parce que nous avons une conscience qui a plusieurs strates et qu’on a un moyen d’y accéder. Par exemple, pour écrire une pensée profonde, il faut que je me mette dans une strate très spéciale, sinon les idées et les mots ne viennent pas. Il faut que je m’oublie et en même temps que je sois hyperconcentrée. Mais ce n’est pas une affaire de « volonté », c’est un mécanisme qu’on actionne ou pas, comme pour se gratter le nez ou faire une roulade arrière. Et pour actionner le mécanisme, il n’y a pas mieux qu’un petit morceau de musique. Par exemple, pour me détendre, je mets quelque chose qui me fait atteindre une sorte d’humeur distanciée où les choses ne m’atteignent pas vraiment, où je les regarde comme si je regardais un film : une strate de conscience « détachée ». En général, pour cette strate-là, c’est du jazz ou bien, plus efficace sur la durée mais plus long à faire effet, du Dire Straits (vive le mp3).

Donc, ce matin, j’ai écouté du Glenn Miller avant de partir pour le collège. Il faut croire que ça n’a pas duré assez longtemps. Quand l’incident s’est produit, j’ai perdu tout mon détachement. C’était en cours de français avec Mme Maigre (qui est un antonyme vivant tellement elle a de bourrelets). En plus, elle met du rose. J’adore le rose, je trouve que c’est une couleur injustement traitée, on en fait un truc de bébé ou de femme trop maquillée alors que le rose est une couleur très subtile et délicate, qu’on trouve beaucoup dans la poésie japonaise. Mais le rose et Mme Maigre, c’est un peu comme la confiture et les cochons. Bref, ce matin, j’avais français avec elle. En soi, c’est déjà une corvée. Le français avec Mme Maigre se résume à une longue suite d’exercices techniques, qu’on fasse de la grammaire ou de la lecture de textes. Avec elle, on dirait qu’un texte a été écrit pour qu’on puisse en identifier les personnages, le narrateur, les lieux, les péripéties, les temps du récit, etc. Je pense qu’il ne lui est jamais venu à l’esprit qu’un texte est avant tout écrit pour être lu et provoquer des émotions chez le lecteur. Figurez-vous qu’elle ne nous a jamais posé la question : « Avez-vous aimé ce texte/ce livre ? » C’est pourtant la seule question qui pourrait donner un sens à l’étude des points de vue narratifs ou de la construction du récit... Sans parler du fait que les esprits des collégiens sont à mon avis plus ouverts à la littérature que ceux des lycéens ou des étudiants. Je m’explique : à notre âge, pour peu qu’on nous parle de quelque chose avec passion et en pinçant les bonnes cordes (celle de l’amour, de la révolte, de l’appétit pour le nouveau, etc.), on a toutes les chances d’y arriver. Notre prof d’histoire, M. Lermit, il a su nous emballer en deux cours en nous montrant des photos de types auxquels on avait coupé une main ou les lèvres, en application de la loi coranique, parce qu’ils avaient volé ou fumé. Pourtant, il ne l’a pas fait dans le genre film gore. C’était saisissant et on a tous écouté avec attention le cours qui a suivi, qui mettait en garde contre la folie des hommes et pas spécifiquement contre l’islam. Alors si Mme Maigre s’était donné la peine de nous lire avec des trémolos dans la voix quelques vers de Racine (« Que le jour recommence et que le jour finisse / Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice »), elle aurait vu que l’adolescent de base est tout mûr pour la tragédie amoureuse. Au lycée, c’est plus dur : l’âge adulte pointe son nez, on a déjà l’intuition des moeurs des grandes personnes, on se demande de quel rôle et de quelle place on héritera dans la pièce, et puis quelque chose s’est déjà gâté, le bocal n’est plus très loin.

Alors quand, ce matin, s’ajoutant à la corvée habituelle d’un cours de littérature sans littérature et d’un cours de langue sans intelligence de la langue, j’ai éprouvé un sentiment de n’importe quoi, je n’ai pas pu me contenir. Mme Maigre faisait un point sur l’adjectif qualificatif épithète, au prétexte que nos rédactions en étaient totalement dépourvues « alors que vous devriez en être capables depuis le CE2 ». « C’est pas possible de voir des élèves aussi incompétents en grammaire », a-t-elle ajouté en regardant spécialement Achille Grand-Fernet. Je n’aime pas Achille mais là, j’étais d’accord avec lui quand il a posé sa question. Je trouve que ça s’imposait. En plus, qu’une prof de lettres oublie la négation, moi, ça me choque. C’est comme un balayeur qui oublierait des moutons. « Mais à quoi ça sert, la grammaire ? » a-t-il demandé. « Vous devriez le savoir », a répondu madame-je-suis-pourtant-payée-pour-vous-l’enseigner. « Ben non, a répondu Achille avec sincérité pour une fois, personne n’a jamais pris la peine de nous l’expliquer. » Mme Maigre a poussé un long soupir, du genre « faut-il que je me coltine encore des questions stupides » et a répondu : « Ça sert à bien parler et à bien écrire. »

Alors là, j’ai cru avoir une crise cardiaque. Je n’ai jamais rien entendu d’aussi inepte. Et par là, je ne veux pas dire que c’est faux, je veux dire que c’est vraiment inepte. Dire à des adolescents qui savent déjà parler et écrire que la grammaire, ça sert à ça, c’est comme dire à quelqu’un qu’il faut qu’il lise une histoire des W.-C. à travers les siècles pour bien savoir faire pipi et caca. C’est dénué de sens ! Si encore elle nous avait montré, sur des exemples, qu’on a besoin de connaître un certain nombre de choses sur la langue pour bien l’utiliser, bon, pourquoi pas, c’est un préalable. Par exemple, que savoir conjuguer un verbe à tous les temps évite de faire des grosses fautes qui fichent la honte devant tout le monde à un dîner mondain (« J’aurais bien venu chez vous plus tôt mais j’ai prenu la mauvaise route »). Ou que pour écrire une invitation dans les règles à se joindre à une petite sauterie au château de Versailles, connaître la règle d’accord de l’adjectif qualificatif épithète est bien utile : on s’épargne les « Chers ami, voudriez-vous venir à Versailles ce soir ? J’en serais tout ému. La Marquise de Grand-Fernet ». Mais si Mme Maigre croit que c’est seulement à ça que sert la grammaire... On a su dire et conjuguer un verbe avant de savoir que c’en était un. Et si le savoir peut aider, je ne crois quand même pas que ce soit décisif.

Moi, je crois que la grammaire, c’est une voie d’accès à la beauté. Quand on parle, quand on lit ou quand on écrit, on sent bien si on a fait une belle phrase ou si on est en train d’en lire une. On est capable de reconnaître une belle tournure ou un beau style. Mais quand on fait de la grammaire, on a accès à une autre dimension de la beauté de la langue. Faire de la grammaire, c’est la décortiquer, regarder comment elle est faite, la voir toute nue, en quelque sorte. Et c’est là que c’est merveilleux : parce qu’on se dit : « Comme c’est bien fait, qu’est-ce que c’est bien fichu ! », « Comme c’est solide, ingénieux, riche, subtil ! ». Moi, rien que savoir qu’il y a plusieurs natures de mots et qu’on doit les connaître pour en conclure à leurs usages et à leurs compatibilités possibles, ça me transporte. Je trouve qu’il n’y a rien de plus beau, par exemple, que l’idée de base de la langue, qu’il y a des noms et des verbes. Quand vous avez ça, vous avez déjà le cœur de tout énoncé. C’est magnifique, non ? Des noms, des verbes...