Peut-être, pour accéder à toute cette beauté de la langue que la grammaire dévoile, faut-il aussi se mettre dans un état de conscience spécial ? Moi, j’ai l’impression de le faire sans effort. Je crois que c’est à deux ans, en entendant parler les adultes, que j’ai compris, en une seule fois, comment la langue était faite. Les leçons de grammaire ont toujours été pour moi des synthèses a posteriori et, peut-être, des précisions terminologiques. Est-ce qu’on peut apprendre à bien parler et bien écrire à des enfants en faisant de la grammaire s’ils n’ont pas eu cette illumination que j’ai eue ? Mystère. En attendant, toutes les Mme Maigre de la terre devraient plutôt se demander quel morceau de musique il faut qu’elles passent à leurs élèves pour qu’ils puissent se mettre en transe grammaticale.
J’ai donc dit à Mme Maigre : « Mais pas du tout, c’est totalement réducteur ! » Il y a eu un grand silence dans la classe parce que, d’habitude, je n’ouvre pas la bouche et parce que j’avais contredit la prof. Elle m’a regardée avec surprise puis elle a pris un air mauvais, comme tous les profs quand ils sentent que le vent tourne au nord et que leur petit cours pépère sur l’adjectif qualificatif épithète pourrait bien se transformer en tribunal de leurs méthodes pédagogiques. « Et qu’en savez-vous, mademoiselle Josse ? » a-t-elle demandé d’un ton acerbe. Tout le monde retenait son souffle. Quand la première de la classe n’est pas contente, c’est mauvais pour le corps enseignant, surtout quand il est bien gras et donc ce matin c’était thriller et jeux du cirque pour le même prix : tout le monde attendait de voir l’issue du combat, qu’on espérait bien sanglant.
« Eh bien, ai-je dit, quand on a lu Jakobson, il paraît évident que la grammaire est une fin et pas seulement un but : c’est un accès à la structure et à la beauté de la langue, pas seulement un truc qui sert à se débrouiller en société. » « Un truc ! Un truc ! » a-t-elle répété avec des yeux exorbités. « Pour Mlle Josse, la grammaire c’est un truc ! »
Si elle avait bien écouté ma phrase, elle aurait compris que, justement, pour moi, ce n’est pas un truc. Mais je crois que la référence à Jakobson lui a totalement fait perdre les pédales, sans compter que tout le monde ricanait, y compris Cannelle Martin, sans avoir rien compris à ce que j’avais dit mais en sentant un petit nuage de Sibérie planer sur la grosse prof de français. En fait, je n’ai jamais rien lu de Jakobson, vous pensez bien. J’ai beau être surdouée, je préfère quand même les B.D. ou bien la littérature. Mais une amie de maman (qui est professeur d’Université) parlait de Jakobson hier (pendant qu’elles se tapaient, à cinq heures, du camembert et une bouteille de vin rouge). Du coup, ça m’est revenu ce matin.
À ce moment-là, en sentant la meute retrousser ses babines, j’ai eu pitié. J’ai eu pitié de Mme Maigre. Et puis je n’aime pas les lynchages. Ça n’honore jamais personne. Sans compter que je n’ai aucune envie que quelqu’un aille fouiller du côté de ma connaissance de Jakobson et se mette à avoir des soupçons sur la réalité de mon Q.I.
Alors j’ai fait machine arrière et je n’ai plus rien dit. J’ai écopé de deux heures de colle et Mme Maigre a sauvé sa peau de prof. Mais quand j’ai quitté la classe, j’ai senti ses petits yeux inquiets qui me suivaient jusqu’à la porte.
Et sur le chemin de la maison, je me suis dit : malheureux les pauvres d’esprit qui ne connaissent ni la transe ni la beauté de la langue.
5
Une impression agréable
Mais Manuela, insensible aux pas des femmes japonaises, navigue déjà vers d’autres contrées.
— La Rosen fait tout un plat parce qu’il n’y a pas deux lampes pareilles, dit-elle.
— C’est vrai ? je demande, interloquée.
— Oui, c’est vrai, me répond-elle. Et alors ? Chez les Rosen, il y a tout en double, parce qu’ils ont peur de manquer. Vous savez l’histoire préférée de Madame ?
— Non, dis-je, charmée par les hauteurs de vue où cette conversation nous mène.
— Pendant la guerre, son grand-père, qui stockait plein de choses dans sa cave, a sauvé sa famille en rendant service à un Allemand qui cherchait une bobine de fil pour recoudre un bouton à son uniforme. S’il n’avait pas eu de bobine, couic, et tous les autres avec. Eh bien croyez ou ne croyez pas, dans ses placards et à la cave, elle a tout en double. Et est-ce que ça la rend plus heureuse ? Et est-ce qu’on voit mieux dans une pièce parce qu’il y a deux lampes pareilles ?
— Je n’avais jamais pensé à ça, disje. C’est vrai que nous décorons nos intérieurs avec des redondances.
— Des comment ça ? demande Manuela.
— Des répétitions, comme chez les Arthens. Les mêmes lampes et vases en double sur la cheminée, les mêmes fauteuils identiques de chaque côté du canapé, deux tables de nuit assorties, des séries de bocaux semblables dans la cuisine...
— Maintenant que vous m’y faites penser, ce n’est pas que pour les lampes, reprend Manuela. En fait, il n’y a pas deux choses pareilles chez M. Ozu. Eh bien, je dois dire, ça fait une impression agréable.
— Agréable comment ? je demande.
Elle réfléchit un instant, le front plissé.
— Agréable comme après les fêtes, quand on a trop mangé. Je pense à ces moments quand tout le monde est parti... Mon mari et moi, on va à la cuisine, je prépare un petit bouillon de légumes frais, je découpe des champignons crus tout fin et on mange notre bouillon avec les champignons dedans. On a l’impression de sortir d’une tempête et que ça redevient calme.
— On n’a plus peur de manquer. On est heureux de l’instant présent.
— On sent que c’est naturel, que c’est comme ça, manger.
— On peut profiter de ce qu’on a, rien n’y fait concurrence. Une sensation après l’autre.
— Oui, on a moins mais on en profite plus.
— Qui peut manger plusieurs choses à la fois ?
— Même pas le pauvre M. Arthens.
— J’ai deux lampes assorties sur les deux tables de nuit identiques, dis-je en me rappelant soudain le fait.
— Et moi aussi, dit Manuela. Elle hoche la tête.
— Peut-être nous sommes malades, à force de trop.
Elle se lève, m’embrasse et s’en retourne chez les Pallières à son labeur d’esclave moderne. Après son départ, je reste assise devant ma tasse de thé vide. Il reste un mendiant, que je grignote par gourmandise avec les dents de devant, comme une souris. Changer le style du croquer dedans, c’est comme déguster un nouveau mets.