Et je médite, en savourant le caractère intempestif de cette conversation. A-t-on jamais eu connaissance de bonnes et de concierges qui, devisant à l’heure de la pause, élaborent le sens culturel de la décoration d’intérieur ? Vous seriez surpris de ce que se disent les petites gens. Elles préfèrent les histoires aux théories, les anecdotes aux concepts, les images aux idées. Cela ne les empêche pas de philosopher. Ainsi, sommes-nous civilisations si rongées par le vide que nous ne vivons que dans l’angoisse du manque ? Ne jouissons-nous de nos biens ou de nos sens que lorsque nous sommes assurés d’en jouir plus encore ? Peut-être les Japonais savent-ils qu’on ne goûte un plaisir que parce qu’on le sait éphémère et unique et, au-delà de ce savoir, sont-ils capables d’en tisser leur vie.
Las. Morne et éternelle répétition m’arrachant une fois de plus à ma réflexion — l’ennui naquit un jour de l’uniformité —, on sonne à ma loge.
6
Wabi
C’est un coursier qui mâche un chewing-gum pour éléphant, à en juger par la vigueur et l’amplitude mandibulaires auxquelles cette mastication le contraint.
— Madame Michel ? demande-t-il.
Il me fourre un paquet dans les mains.
— Il n’y a rien à signer ? je demande.
Mais il a déjà disparu.
C’est un paquet rectangulaire emballé de papier kraft maintenu par une ficelle, du genre de celle qu’on utilise pour fermer les sacs à patates ou pour traîner dans l’appartement un bouchon en liège aux fins d’amuser le chat et de le contraindre au seul exercice auquel il consent. En fait, ce paquet à ficelle me fait penser aux emballages de soie de Manuela car bien que, en l’espèce, le papier tienne de la rusticité plutôt que du raffinement, il y a dans le soin apporté à l’authenticité de l’empaquetage quelque chose de similaire et de profondément adéquat. On notera que l’élaboration des concepts les plus nobles se fait à partir du trivial le plus fruste. Le beau, c’est l’adéquation est une pensée sublime surgie des mains d’un coursier ruminant.
L’esthétique, si on y réfléchit un peu sérieusement, n’est rien d’autre que l’initiation à la Voie de l’Adéquation, une sorte de Voie du Samouraï appliquée à l’intuition des formes authentiques. Nous avons tous ancrée en nous la connaissance de l’adéquat. C’est elle qui, à chaque instant de l’existence, nous permet de saisir ce qu’il en est de sa qualité et, en ces rares occasions où tout est harmonie, d’en jouir avec l’intensité requise. Et je ne parle pas de cette sorte de beauté qui est le domaine exclusif de l’Art. Ceux qui, comme moi, sont inspirés par la grandeur des petites choses, la traquent jusqu’au cœur de l’inessentiel, là où, parée de vêtements quotidiens, elle jaillit d’un certain ordonnancement des choses ordinaires et de la certitude que c’est comme cela doit être, de la conviction que c’est bien ainsi.
Je dénoue la ficelle et déchire le papier. C’est un livre, une belle édition reliée de cuir marine, au grain grossier très wabi. En japonais, wabi signifie « une forme effacée du beau, une qualité de raffinement masqué de rusticité ». Je ne sais pas bien ce que cela veut dire mais cette reliure est incontestablement wabi.
Je chausse mes lunettes et déchiffre le titre.
Pensée profonde n° 11
Bouleaux
Apprenez-moi que je ne suis rien
Et que je suis digne de vivre
Maman a annoncé hier soir au dîner comme si c’était un motif de faire couler le Champagne à flots que cela faisait dix ans pile qu’elle avait commencé son « analyse ». Tout le monde sera d’accord pour dire que c’est mer-veil-leux ! Je ne vois que la psychanalyse pour concurrencer le christianisme dans l’amour des souffrances qui durent. Ce que ma mère ne dit pas, c’est que ça fait dix ans aussi qu’elle prend des antidépresseurs. Mais visiblement, elle ne fait pas le lien. Moi, je crois que ce n’est pas pour alléger ses angoisses qu’elle prend des antidépresseurs mais pour supporter l’analyse. Quand elle raconte ses séances, c’est à se taper la tête contre les murs. Le gars, il fait « Hmmm » à intervalles réguliers en répétant ses fins de phrase (« Et je suis allée chez Lenôtre avec ma mère » : « Hmmm, votre mère ? » « J’aime beaucoup le chocolat » : « Hmmm, le chocolat ? »). Dans ce cas, je peux me bombarder psychanalyste demain. Sinon, il lui file des conférences de la « Cause freudienne » qui, contrairement à ce qu’on croit, ne sont pas des rébus mais devraient vouloir dire quelque chose. La fascination pour l’intelligence est quelque chose de fascinant. Pour moi, ce n’est pas une valeur en soi. Des gens intelligents, il y en a des paquets. Il y a beaucoup de débiles mais aussi beaucoup de cerveaux performants. Je vais dire une banalité mais l’intelligence, en soi, ça n’a aucune valeur ni aucun intérêt. Des gens très intelligents ont consacré leur vie à la question du sexe des anges, par exemple. Mais beaucoup d’hommes intelligents ont une sorte de bug : ils prennent l’intelligence pour une fin. Ils ont une seule idée en tête : être intelligent, ce qui est très stupide. Et quand l’intelligence se prend pour le but, elle fonctionne bizarrement : la preuve qu’elle existe ne réside pas dans l’ingéniosité et la simplicité de ce qu’elle produit mais dans l’obscurité de son expression. Si vous voyiez la littérature que maman rapporte de ses « séances »... Ça symbolise, ça pourfend le forclos et ça subsume le réel à grand renfort de mathèmes et de syntaxe douteuse. C’est n’importe quoi ! Même les textes que lit Colombe (elle travaille sur Guillaume d’Ockham, un franciscain du XIVe siècle) sont moins grotesques. Comme quoi : il vaut mieux être un moine pensant qu’un penseur postmoderne.
Et en plus, c’était la journée freudienne. L’après-midi, j’étais en train de manger du chocolat. J’aime beaucoup le chocolat et c’est sans doute le seul point commun que j’ai avec maman et avec ma sœur. En croquant dans une barre avec des noisettes, j’ai senti qu’une de mes dents se fendait. Je suis allée me voir dans la glace et j’ai constaté que, effectivement, j’avais encore perdu un petit bout d’incisive. Cet été, à Quimper, sur le marché, je suis tombée en me prenant le pied dans une corde et je me suis à moitié cassé cette dent et, depuis, elle s’effrite un peu de temps en temps. Bref, j’ai perdu mon petit bout d’incisive et ça m’a fait rigoler parce que je me suis souvenue de ce que raconte maman sur un rêve qu’elle fait souvent : elle perd ses dents, elles deviennent noires et tombent les unes après les autres. Et voilà ce que lui a dit son analyste à propos de ce rêve : « Chère madame, un freudien vous dirait que c’est un rêve de mort. » C’est drôle, non ? Ce n’est même pas la naïveté de l’interprétation (dents qui tombent = mort, parapluie = pénis, etc.), comme si la culture n’était pas une très grande puissance de suggestion qui n’a rien à voir avec la réalité de la chose. C’est le procédé censé asseoir la supériorité intellectuelle (« un freudien vous dirait ») sur l’érudition distanciée alors que ça donne en fait l’impression que c’est un perroquet qui parle.