Merci, il ne fallait pas.
Je m’éjecte de mon fauteuil et me rue vers la porte.
Hélas, trois fois hélas.
Par la vitre, j’aperçois Paul N’Guyen qui, muni du courrier, se dirige vers l’ascenseur.
Je suis perdue.
Une seule option désormais : faire la morte.
Quoi qu’il arrive, je ne suis pas là, je ne sais rien, je ne réponds pas, je n’écris pas, je ne prends aucune initiative.
Trois jours passent, sur le fil. Je me convaincs que ce à quoi je décide de ne pas penser n’existe pas mais je n’arrête pas d’y penser, au point que j’en oublie une fois de nourrir Léon, qui est désormais le reproche muet félinifié.
Puis, vers dix heures, on sonne à ma porte.
2
La grande œuvre du sens
J’ouvre.
Devant ma loge se tient M. Ozu.
— Chère madame, me dit-il, je suis heureux que mon envoi ne vous aie pas indisposée.
De saisissement, je ne comprends rien.
— Si, si, réponds-je en me sentant suer comme un bœuf. Euh, non, non, me reprends-je avec une pathétique lenteur. Eh bien, merci bien.
Il me sourit gentiment
— Madame Michel, je ne suis pas venu pour que vous me remerciiez.
— Non ? dis-je en renouvelant avec brio l’exécution du « laisser mourir sur les lèvres » dont je partage l’art avec Phèdre, Bérénice et cette pauvre Didon.
— Je suis venu vous prier de dîner avec moi demain soir, dit-il. Ainsi, nous aurons l’occasion de parler de nos goûts communs.
— Euh, dis-je — ce qui est relativement court.
— Un dîner entre voisins, en toute simplicité, poursuit-il.
— Entre voisins ? Mais je suis la concierge, argué-je quoique fort confuse dans ma tête.
— Il est possible de posséder deux qualités à la fois, répond-il.
Sainte Marie Mère de Dieu, que faire ?
Il y a toujours la voie de la facilité, quoique je répugne à l’emprunter. Je n’ai pas d’enfants, je ne regarde pas la télévision et je ne crois pas en Dieu, toutes sentes que foulent les hommes pour que la vie leur soit plus facile. Les enfants aident à différer la douloureuse tâche de se faire face à soi-même et les petits-enfants y pourvoient ensuite. La télévision divertit de l’harassante nécessité de bâtir des projets à partir du rien de nos existences frivoles ; en circonvenant les yeux, elle décharge l’esprit de la grande œuvre du sens. Dieu, enfin, apaise nos craintes de mammifères et l’insupportable perspective que nos plaisirs prennent fin un jour. Aussi, sans avenir ni descendance, sans pixels pour abrutir la cosmique conscience de l’absurdité, dans la certitude de la fin et l’anticipation du vide, crois-je pouvoir dire que je n’ai pas choisi la voie de la facilité.
Pourtant, je suis bien tentée.
— Non merci, je suis déjà prise, serait la procédure la plus indiquée.
Il en existe plusieurs variations polies.
— C’est bien aimable à vous mais j’ai un agenda de ministre (peu crédible).
— Comme c’est dommage, je pars à Megève demain (fantasque).
— Je regrette mais j’ai de la famille (archifaux).
— Mon chat est malade, je ne peux pas le laisser seul (sentimental).
— Je suis malade, je préfère garder la chambre (éhonté).
Je m’apprête in fine à dire : merci mais j’ai du monde cette semaine quand, brusquement, la sereine aménité avec laquelle M. Ozu se tient devant moi ouvre dans le temps une brèche fulgurante.
3
Hors-temps
Sous le globe chutent les flocons.
Devant les yeux de ma mémoire, sur le bureau de Mademoiselle, mon institutrice jusqu’à la classe des grands de Monsieur Servant, se matérialise la petite boule de verre. Lorsque nous avions été méritants, nous avions le droit de la retourner et de la tenir au creux de la main jusqu’à la chute du dernier flocon au pied de la tour Eiffel chromée. Je n’avais pas sept ans que je savais déjà que la lente mélopée des petites particules ouatées préfigure ce que ressent le cœur pendant une grande joie. La durée se ralentit et se dilate, le ballet s’éternise dans l’absence de heurts et lorsque le dernier flocon se pose, nous savons que nous avons vécu ce hors-temps qui est la marque des grandes illuminations. Enfant, souvent, je me demandais s’il me serait donné de vivre de pareils instants et de me tenir au cœur du lent et majestueux ballet des flocons, enfin arrachée à la morne frénésie du temps.
Est-ce cela, se sentir nue ? Tous vêtements ôtés du corps, l’esprit reste pourtant encombré de parures. Mais l’invitation de M. Ozu avait provoqué en moi le sentiment de cette nudité totale qui est celle de l’âme seule et qui, nimbée de flocons, faisait à présent à mon cœur comme une brûlure délicieuse.
Je le regarde.
Et je me jette dans l’eau noire, profonde, glacée et exquise du hors-temps.
4
Arachnéennes
— Pourquoi, mais pourquoi, pour l’amour de Dieu ? je demande l’après-midi même à Manuela.
— Comment ça ? me dit-elle en disposant le service pour le thé. Mais c’est très bien !
— Vous plaisantez, gémis-je.
— Il faut penser pratique, maintenant, dit-elle. Vous n’allez pas y aller comme ça. C’est la coiffure qui ne va pas, poursuit-elle en me regardant avec l’œil de l’expert.
Avez-vous idée des conceptions de Manuela en matière de coiffure ? Cette aristocrate du cœur est une prolétaire du cheveu. Crêpé, entortillé, gonflé puis vaporisé de substances arachnéennes, le cheveu selon Manuela doit être architectural ou n’être pas.
— Je vais aller chez le coiffeur, dis-je en essayant la non-précipitation.
Manuela me regarde d’un air soupçonneux.
— Qu’est-ce que vous allez mettre ? me demande-t-elle.
Hors mes robes de tous les jours, de vraies robes de concierge, je n’ai qu’une sorte de meringue blanche nuptiale ensevelie de naphtaline et une chasuble noire lugubre dont j’use pour les rares enterrements auxquels on me convie.
— Je vais mettre ma robe noire, dis-je.
— La robe des enterrements ? demande Manuela atterrée.
— Mais je n’ai rien d’autre.
— Alors il faut acheter.
— Mais c’est seulement un dîner.
— Je pense bien, répond la duègne qui se tapit en Manuela. Mais vous ne vous habillez pas pour dîner chez les autres ?
5
Des dentelles et des fanfreluches
La difficulté commence là : où acheter une robe ? D’ordinaire, je commande mes vêtements par correspondance, y compris chaussettes, culottes et tricots de peau. L’idée d’essayer sous l’œil d’une jouvencelle anorexique des effets qui, sur moi, auront l’air d’un sac, m’a toujours détournée des boutiques. Le malheur veut qu’il soit trop tard pour espérer une livraison dans les temps.
N’ayez qu’une seule amie mais choisissez-la bien.