Le lendemain matin, Manuela fait intrusion dans ma loge.
Elle porte une housse pour vêtements qu’elle me tend avec le sourire du triomphe.
Manuela mesure quinze bons centimètres de plus que moi et pèse dix kilos de moins. Je vois une seule femme de sa famille dont la carrure puisse convenir à la mienne : sa belle-mère, la redoutable Amalia, qui raffole étonnamment des dentelles et des fanfreluches bien qu’elle ne soit pas âme à aimer la fantaisie. Mais la passementerie façon portugaise sent son rococo : point d’imagination ni de légèreté, juste le délire de l’accumulation, qui fait ressembler les robes à des camisoles de guipure et la moindre chemise à un concours de festons.
Vous connaîtrez donc combien je suis inquiète. Ce dîner, qui s’annonce un calvaire, pourrait aussi devenir une farce.
— Vous allez ressembler à une star de cinéma, dit justement Manuela. Puis, prise de pitié : Je plaisante, et elle extirpe de la housse une robe beige qui semble dispensée de toute fioriture.
— Où avez-vous eu cela ? je demande en l’examinant.
À vue d’oeil, elle est de la bonne taille. À vue d’œil aussi, c’est une robe de prix, en gabardine de laine et à la coupe très simple, avec un col chemisier et des boutons devant. Très sobre, très chic. Le genre de robe que porte Mme de Broglie.
— Je suis allée chez Maria hier soir, dit une Manuela tout spécialement aux anges.
Maria est une couturière portugaise qui habite juste à côté de chez ma sauveuse. Mais c’est bien plus qu’une simple compatriote. Maria et Manuela ont grandi ensemble à Faro, se sont mariées à deux des sept frères Lopes et les ont suivis de concert vers la France où elles ont accompli l’exploit de faire leurs enfants pratiquement en même temps, à quelques semaines d’écart. Elles vont jusqu’à avoir un chat en commun et un goût semblable pour les pâtisseries délicates.
— Vous voulez dire que c’est la robe de quelqu’un d’autre ? je demande.
— Moui, répond Manuela avec une petite moue. Mais vous savez, elle ne sera pas réclamée. La dame est morte la semaine dernière. Et d’ici à ce qu’on se rende compte qu’il y a une robe chez la couturière... vous avez le temps de dîner dix fois avec M. Ozu.
— C’est la robe d’une morte ? je répète horrifiée. Mais je ne peux pas faire ça.
— Pourquoi ça ? demande Manuela en fronçant les sourcils. C’est mieux que si elle était vivante. Imaginez si vous faites une tache. Il faut courir au pressing, trouver une excuse et tout le tintouin.
Le pragmatisme de Manuela a quelque chose de galactique. Peut-être devrais-je y puiser l’inspiration de considérer que la mort n’est rien.
— Je ne peux moralement pas faire ça, je proteste.
— Moralement ? dit Manuela en prononçant le mot comme s’il était dégoûtant. Qu’est-ce que c’a à voir ? Est-ce que vous volez ? Est-ce que vous faites du mal ?
— Mais c’est le bien de quelqu’un d’autre, dis-je, je ne peux pas me l’approprier.
— Mais elle est morte ! s’exclame-t-elle. Et vous ne volez pas, vous empruntez pour ce soir.
Lorsque Manuela commence à broder sur les différences sémantiques, il n’y a plus guère à lutter.
— Maria m’a dit que c’était une dame très gentille. Elle lui a donné des robes et un beau manteau en palpaga. Elle ne pouvait plus les mettre parce qu’elle avait grossi, alors elle a dit à Maria : est-ce que ça pourrait vous être utile ? Vous voyez, c’était une dame très gentille.
Le palpaga est un genre de lama à la toison de laine très prisée et à la tête orné d’une papaye.
— Je ne sais pas..., dis-je un peu plus mollement. J’ai l’impression de voler une morte.
Manuela me regarde avec exaspération.
— Vous empruntez, vous ne volez pas. Et qu’est-ce que vous voulez qu’elle en fasse de sa robe, la pauvre dame ?
Il n’y a rien à répondre à cela.
— C’est l’heure de Mme Pallières, dit Manuela en changeant de conversation et avec ravissement.
— Je vais savourer ce moment avec vous, dis-je.
— J’y vais, annonce-t-elle en se dirigeant vers la porte. En attendant, essayez-la, allez chez le coiffeur et je reviens tout à l’heure pour voir.
Je considère la robe un moment, dubitative. En sus de la réticence à endosser l’habit d’une défunte, je redoute qu’il fasse sur moi l’effet d’une incongruité. Violette Grelier est du torchon comme Pierre Arthens est de la soie et moi de la robe-tablier informe avec imprimé mauve ou bleu marine.
Je remets l’épreuve à mon retour.
Je réalise que je n’ai même pas remercié Manuela.
Journal du mouvement du monde n° 4
C’est beau, une chorale
Hier après-midi, c’était la chorale du collège. Dans mon collège des quartiers chics, il y a une chorale ; personne ne trouve ça ringard, tout le monde se bat pour y aller mais elle est supersélect : M. Trianon, le prof de musique, trie les choristes sur le volet. La raison du succès de la chorale, c’est M. Trianon lui-même. Il est jeune, il est beau et il fait chanter aussi bien des vieux standards de jazz que les derniers tubes, orchestrés avec classe. Tout le monde se met sur son trente et un et la chorale chante devant les élèves du collège. Seuls les parents des choristes sont invités parce que sinon ça ferait trop de monde. Déjà, le gymnase est plein à craquer et il y a une ambiance du tonnerre.
Donc hier, direction le gymnase au petit trot, sous la conduite de Mme Maigre puisque d’habitude, le mardi après-midi en première heure, on a français. Sous la conduite de Mme Maigre est un bien grand mot : elle a fait ce qu’elle a pu pour suivre le rythme en soufflant comme un vieux cachalot. Bon, on a fini par arriver au gymnase, tout le monde s’est installé tant bien que mal, j’ai dû subir devant, derrière, à côté et au-dessus (sur les gradins) des conversations débiles en stéréo (portable, mode, portable, qui est avec qui, portable, les profs qui sont nuls, portable, la soirée de Cannelle) et puis les choristes sont entrés sous les acclamations, en blanc et rouge avec des nœuds papillons pour les garçons et des robes longues à bretelles pour les filles. M. Trianon s’est installé sur un tabouret, dos à l’assistance, il a levé un genre de baguette avec une petite lumière rouge clignotante au bout, le silence s’est fait et ça a commencé.
À chaque fois, c’est un miracle. Tous ces gens, tous ces soucis, toutes ces haines et tous ces désirs, tous ces désarrois, toute cette année de collège avec ses vulgarités, ses événements mineurs et majeurs, ses profs, ses élèves bigarrés, toute cette vie dans laquelle nous nous traînons, faite de cris et de larmes, de rires, de luttes, de ruptures, d’espoirs déçus et de chances inespérées : tout disparaît soudain quand les choristes se mettent à chanter. Le cours de la vie se noie dans le chant, il y a tout d’un coup une impression de fraternité, de solidarité profonde, d’amour même, et ça dilue la laideur du quotidien dans une communion parfaite. Même les visages des chanteurs sont transfigurés ; je ne vois plus Achille Grand-Fernet (qui a une très belle voix de ténor), ni Déborah Lemeur ni Ségolène Rachet ni Charles Saint-Sauveur. Je vois des êtres humains qui se donnent dans le chant.