À chaque fois, c’est pareil, j’ai envie de pleurer, j’ai la gorge toute serrée et je fais mon possible pour me maîtriser mais, des fois, c’est à la limite : je peux à peine me retenir de sangloter. Alors quand il y a un canon, je regarde par terre parce que c’est trop d’émotion à la fois : c’est trop beau, trop solidaire, trop merveilleusement communiant. Je ne suis plus moi-même, je suis une part d’un tout sublime auquel les autres appartiennent aussi et je me demande toujours à ce moment-là pourquoi ce n’est pas la règle du quotidien au lieu d’être un moment exceptionnel de chorale.
Lorsque la chorale s’arrête, tout le monde acclame, le visage illuminé, les choristes rayonnants. C’est tellement beau.
Finalement, je me demande si le vrai mouvement du monde, ce n’est pas le chant.
6
Un rafraîchissement
Le croirez-vous, je ne suis jamais allée chez le coiffeur. En quittant la campagne pour la ville, j’avais découvert qu’il existait deux métiers qui me semblaient également aberrants en ce qu’ils accomplissaient un office que chacun devait pourtant pouvoir réaliser soi-même. J’ai encore aujourd’hui du mal à considérer que les fleuristes et les coiffeurs ne sont pas des parasites, qui vivant de l’exploitation d’une nature qui appartient à tous, qui accomplissant avec force simagrées et produits odorants une tâche que j’effectue seule dans ma salle de bains avec une paire de ciseaux bien coupants.
— Qui vous a coupé les cheveux comme ça ? demande avec indignation la coiffeuse à laquelle, au prix d’un effort dantesque, je suis allée confier le soin de faire de ma chevelure une œuvre domestiquée.
Elle tire et agite de chaque côté de mes oreilles deux mèches de taille incommensurable.
— Enfin, je ne vous le demande pas, reprend-elle d’un air dégoûté, en m’épargnant la honte de devoir me dénoncer moi-même. Les gens ne respectent plus rien, je vois ça tous les jours.
— Je veux juste un rafraîchissement, dis-je.
Je ne sais pas trop ce que ça signifie mais c’est une réplique classique des séries télé qui passent en début d’après-midi et sont peuplées de jeunes femmes très maquillées qui se trouvent invariablement chez le coiffeur ou au centre de gymnastique.
— Un rafraîchissement ? Il n’y a rien à rafraîchir ! dit-elle. Tout est à faire, madame !
Elle regarde mon crâne d’un air critique, émet un petit sifflement.
— Vous avez de beaux cheveux, c’est déjà ça. On devrait pouvoir en tirer quelque chose.
De fait, ma coiffeuse se révèle être bonne fille. Passé un courroux dont la légitimité consiste surtout à asseoir la sienne — et parce qu’il est si bon de reprendre le script social auquel nous devons allégeance —, elle s’occupe de moi avec gentillesse et gaieté.
Que peut-on faire d’une masse fournie de cheveux sinon la tailler en tous sens lorsqu’elle prend de l’ampleur ? constituait mon précédent credo en matière de coiffage. Sculpter dans l’agglomérat afin qu’il prenne une forme est désormais ma conception capillaire de pointe.
— Vous avez vraiment de beaux cheveux, finit-elle par dire en observant son ouvrage, visiblement satisfaite —, ils sont épais et soyeux. Vous ne devriez pas les confier à n’importe qui.
Une coiffure peut-elle nous transformer à ce point ? Je ne crois pas moi-même à mon propre reflet dans la glace. Le casque noir emprisonnant une figure que j’ai déjà dite ingrate est devenu vague légère batifolant autour d’un visage qui n’est plus si laid. Cela me donne un air... respectable. Je me trouve même un faux air de matrone romaine.
— C’est... fantastique, dis-je tout en me demandant comment dérober cette folie inconsidérée aux regards des résidents.
Il n’est pas concevable que tant d’années à poursuivre l’invisibilité s’échouent sur le banc de sable d’une coupe à la matrone.
Je rentre à la maison en rasant les murs. Par une chance inouïe, je ne croise personne. Mais il me semble que Léon me regarde bizarrement. Je m’approche de lui et il rabat les oreilles en arrière, signe de colère ou de perplexité.
— Allons bon, lui dis-je, tu n’aimes pas ? — avant de réaliser qu’il hume frénétiquement alentour.
Le shampooing. J’empeste l’avocat et l’amande.
Je me colle un foulard sur la tête et vaque à tout un tas d’occupations passionnantes, dont l’apogée consiste en un nettoyage consciencieux des boutons en laiton de la cage d’ascenseur.
Puis il est treize heures cinquante.
Dans dix minutes, Manuela surgira du néant de l’escalier pour venir inspecter les travaux finis.
Je n’ai guère le temps de méditer. J’ôte mon foulard, me dévêts à la hâte, passe la robe de gabardine beige qui appartient à une morte et on frappe à la porte.
7
Pomponnée comme une rosière
— Waouh, zut alors, dit Manuela.
Une onomatopée et une familiarité pareille dans la bouche de Manuela, que je n’ai jamais entendue prononcer un mot trivial, c’est un peu comme si le pape, s’oubliant, lançait aux cardinaux : Mais où est donc cette saleté de mitre ?
— Ne vous moquez pas, dis-je.
— Me moquer ? dit-elle. Mais Renée, vous êtes superbe !
Et d’émotion, elle s’assied.
— Une vraie dame, ajoute-t-elle.
C’est bien ce qui m’inquiète.
— Je vais avoir l’air ridicule à venir dîner comme ça, pomponnée comme une rosière, dis-je en préparant le thé.
— Pas du tout, dit-elle, c’est naturel, on dîne, on s’habille. Tout le monde trouve ça normal.
— Oui mais ça, dis-je en portant la main à mon crâne et en ressentant le même choc à palper quelque chose d’aérien.
— Vous avez mis quelque chose sur la tête après, c’est tout aplati derrière, dit Manuela en fronçant les sourcils, tout en exhumant de son cabas un petit baluchon de papier de soie rouge.
— Des pets-de-nonne, dit-elle. Oui, passons à autre chose.
— Alors ? je demande.
— Ah si vous aviez vu ça ! soupire-t-elle. J’ai cru qu’elle allait avoir une crise cardiaque. J’ai dit : Madame Pallières, je regrette mais je ne vais plus pouvoir venir. Elle m’a regardée, elle n’a pas compris. J’ai dû lui redire deux fois ! Alors elle s’est assise et elle m’a dit : Mais qu’est-ce que je vais faire ?
Manuela fait une pause, contrariée.
— Si encore elle avait dit : Mais qu’est-ce que je vais faire sans vous ? Elle a de la chance que je place Rosie. Sinon je lui aurais dit : Madame Pallières, vous pouvez bien faire ce que vous voulez, je m’en f...
Foutue mitre, dit le pape.
Rosie est une des nombreuses nièces de Manuela. Je sais ce que cela veut dire. Manuela songe au retour mais un filon aussi juteux que le 7 rue de Grenelle doit rester en famille — aussi introduit-elle Rosie dans la place en prévision du grand jour.
Mon Dieu, mais que vais-je faire sans Manuela ?
— Que vais je faire sans vous ? lui dis-je en souriant.
Nous avons soudain toutes les deux les larmes aux yeux.
— Vous savez ce que je crois ? demande Manuela en s’essuyant les joues avec un très grand mouchoir rouge façon toréador. J’ai lâché Mme Pallières, c’est un signe. Il va y avoir des bons changements.