« Ta maman se fait beaucoup de souci pour toi », a-t-il attaqué en réussissant l’exploit de ne même pas bouger la lèvre inférieure. J’ai réfléchi un instant et j’ai décidé que la tactique de la provocation avait peu de chance de réussir.
Voulez-vous conforter votre psychanalyste dans la certitude de sa maîtrise ? Provoquez-le comme un adolescent ses parents. J’ai donc choisi de lui dire avec beaucoup de sérieux : « Vous croyez que c’a à voir avec la forclusion du Nom du Père ? » Pensez-vous que ça l’a fait bouger ? Pas du tout. Il est resté immobile et impavide. Mais il m’a semblé voir quelque chose dans ses yeux, comme un vacillement. J’ai décidé d’exploiter le filon. « Hmm ? a-t-il fait, je ne crois pas que tu comprennes ce que tu dis. — Ah si, si, ai-je dit, mais il y a quelque chose que je ne comprends pas chez Lacan, c’est la nature exacte de son rapport au structuralisme. » Il a entrouvert la bouche pour dire quelque chose mais j’ai été plus rapide. « Ah euh oui et puis les mathèmes aussi. Tous ces nœuds, c’est un peu confus. Vous y comprenez quelque chose, vous, à la topologie ? Ça fait longtemps que tout le monde sait que c’est une escroquerie, non ? » Là, j’ai noté un progrès. Il n’avait pas eu le temps de refermer la bouche et, finalement, elle est restée ouverte. Puis il s’est repris et sur son visage immobile, une expression sans mouvement est apparue, du genre : « Tu veux jouer à ça avec moi, ma jolie ? » Mais oui je veux jouer à ça avec toi, mon gros marron glacé. Alors j’ai attendu. « Tu es une jeune fille très intelligente, je le sais », a-t-il dit (coût de cette information transmise par Ma chère Solange : 60 euros la demi-heure). « Mais on peut être très intelligent et en même temps très démuni, tu sais, très lucide et très malheureux. » Sans rire. Tu as trouvé ça dans Pif Gadget ? j’ai failli demander. Et tout d’un coup, j’ai eu envie de monter d’un cran. J’étais quand même devant le type qui coûte près de 600 euros par mois à ma famille depuis une décennie, et pour le résultat qu’on sait : trois heures par jour à pulvériser des plantes vertes et une impressionnante consommation de substances facturées. J’ai senti une méchante moutarde me monter au nez. Je me suis penchée vers le bureau et j’ai pris une voix très basse pour dire : « Ecoute-moi bien, Monsieur le congelé sur place, on va passer un petit marché toi et moi. Tu vas me ficher la paix et en échange, je ne détruis pas ton petit commerce du malheur en répandant de méchantes rumeurs sur ton compte dans le tout-Paris des affaires et de la politique. Et crois-moi, du moins si tu es capable de voir à quel point je suis intelligente, c’est tout à fait dans mes cordes. » À mon avis, ça ne pouvait pas marcher. Je n’y croyais pas. Il faut vraiment être cake pour croire à un pareil tissu d’inepties. Mais incroyable et victoire : une ombre d’inquiétude est passée sur le visage du bon docteur Theid. Je pense qu’il m’a crue. C’est fabuleux : s’il y a bien une chose que je ne ferai jamais, c’est faire courir une fausse rumeur pour nuire à quelqu’un. Mon républicain de père m’a inoculé le virus de la déontologie et j’ai beau trouver ça aussi absurde que le reste, je m’y conforme strictement. Mais le bon docteur, qui n’avait eu que la mère pour jauger la famille, a apparemment décidé que la menace était réelle. Et là, miracle : un mouvement ! Il a fait claquer sa langue, a décroisé les bras, a allongé une main vers le bureau et a frappé sa paume contre son sous-main en chevreau. Un geste d’exaspération mais aussi d’intimidation. Puis il s’est levé, toutes douceur et bienveillance disparues, il est allé à la porte, a appelé maman, lui a baratiné un truc sur ma bonne santé mentale et que ça allait s’arranger et nous a fait déguerpir fissa de son coin du feu automnal.
Au début, j’étais plutôt contente de moi. J’avais réussi à le faire bouger. Mais au fur et à mesure que la journée avançait, je me suis sentie de plus en plus déprimée. Parce que ce qui s’est passé quand il a bougé, c’est quelque chose de pas très beau, de pas très propre. J’ai beau savoir qu’il y a des adultes qui ont des masques tout sucre toute sagesse mais qui sont très laids et très durs en dessous, j’ai beau savoir qu’il suffit de les percer à jour pour que les masques tombent, quand ça arrive avec cette violence-là, ça me fait mal. Quand il a frappé le sous-main, ça voulait dire : « Très bien, tu me vois tel que je suis, inutile de continuer la comédie, tope là pour ton petit pacte misérable et dégage de mon tapis en vitesse. » Eh bien, ça m’a fait mal, oui, ça m’a fait mal. J’ai beau savoir que le monde est laid, je n’ai pas envie de le voir.
Oui, quittons ce monde où ce qui bouge dévoile ce qui est laid.
12
Une vague d’espoir
Il fait beau reprocher aux phénoménologues leur autisme sans chat ; j’ai voué ma vie à la quête de l’intemporel.
Mais qui chasse l’éternité récolte la solitude.
— Oui, dit-il en prenant mon sac, je le pense aussi. C’est une des plus dépouillées et pourtant, elle est d’une grande harmonie.
Chez M. Ozu, c’est très grand et très beau. Les récits de Manuela m’avaient préparée à un intérieur japonais, mais s’il y a bien des portes coulissantes, des bonsaïs, un épais tapis noir bordé de gris et des objets à la provenance asiatique — une table basse de laque sombre ou, tout le long d’une impressionnante enfilade de fenêtres, des stores en bambou qui, diversement tirés, donnent à la pièce son atmosphère levantine —, il y a aussi un canapé et des fauteuils, des consoles, des lampes et des bibliothèques de facture européenne. C’est très... élégant. Ainsi que Manuela et Jacinthe Rosen l’avaient noté, en revanche, rien n’est redondant. Ce n’est pas non plus épuré et vide, comme je me l’étais représenté en transposant les intérieurs des films d’Ozu à un niveau plus luxueux mais sensiblement identique dans le dépouillement caractéristique de cette étrange civilisation.
— Venez, me dit M. Ozu, nous n’allons pas rester ici, c’est trop cérémonieux. Nous allons dîner à la cuisine. D’ailleurs, c’est moi qui cuisine.
Je réalise qu’il porte un tablier vert pomme sur un pull à col rond couleur châtaigne et un pantalon de toile beige. Il a aux pieds des savates de cuir noir.
Je trottine derrière lui jusqu’à la cuisine. Misère. Dans tel écrin, je veux bien cuisiner chaque jour, y compris pour Léon. Rien ne peut y être ordinaire et jusqu’à ouvrir une boîte de Ronron doit y paraître délicieux.
— Je suis très fier de ma cuisine, dit M. Ozu avec simplicité.
— Vous pouvez, dis-je, sans l’ombre d’un sarcasme.
Tout est blanc et bois clair, avec de longs plans de travail et de grands vaisseliers emplis de plats et de coupelles de porcelaine bleue, noire et blanche. Au centre, le four, les plaques de cuisson, un évier à trois vasques et un espace bar sur un des accueillants tabourets duquel je me perche, en faisant face à M. Ozu qui s’affaire aux fourneaux. Il a placé devant moi une petite bouteille de saké chaud et deux ravissants godets en porcelaine bleue craquelée.
— Je ne sais pas si vous connaissez la cuisine japonaise, me dit-il.