— Pas très bien, réponds-je.
Une vague d’espoir me soulève. On aura en effet pris note de ce que, jusqu’à présent, nous n’avons pas échangé vingt mots, tandis que je me tiens en vieille connaissance devant un M. Ozu qui cuisine en tablier vert pomme, après un épisode hollandais et hypnotique sur lequel personne n’a glosé et qui est désormais rangé au chapitre des choses oubliées.
La soirée pourrait fort bien n’être qu’une initiation à la cuisine asiatique. Foin de Tolstoï et de tous les soupçons : M. Ozu, nouveau résident peu au fait des hiérarchies, invite sa concierge à un dîner exotique. Ils conversent de sashimis et de nouilles au soja.
Peut-il se trouver plus anodine circonstance ?
C’est alors que la catastrophe se produit.
13
Petite vessie
Au préalable, il me faut confesser que j’ai une petite vessie. Comment expliquer sinon que la moindre tasse de thé m’envoie sans délai au petit coin et qu’une théière me fasse réitérer la chose à la mesure de sa contenance ? Manuela est un vrai chameau : elle retient ce qu’elle boit des heures durant et grignote ses mendiants sans bouger de sa chaise tandis que j’effectue maints et pathétiques allers et retours aux waters. Mais je suis alors chez moi et, dans mes soixante mètres carrés, les cabinets, qui ne sont jamais très loin, se tiennent à une place depuis longtemps bien connue.
Or, il se trouve que, présentement, ma petite vessie vient de se manifester à moi et, dans la pleine conscience des litres de thé absorbés l’après-midi même, je dois entendre son message : autonomie réduite.
Comment demande-t-on ceci dans le monde ?
— Où sont les gogues ? ne me paraît curieusement pas idoine.
À l’inverse :
—Voudriez-vous m’indiquer l’endroit ? bien que délicat dans l’effort fait de ne pas nommer la chose, court le risque de l’incompréhension et, partant, d’un embarras décuplé.
— J’ai envie de faire pipi, sobre et informationnel, ne se dit pas à table non plus qu’à un inconnu.
— Où sont les toilettes ? me pose problème. C’est une requête froide, qui sent son restaurant de province.
J’aime assez celui-ci :
— Où sont les cabinets ? parce qu’il y a dans cette dénomination, les cabinets, un pluriel qui exhale l’enfance et la cabane au fond du jardin. Mais il y a aussi une connotation ineffable qui convoque la mauvaise odeur.
C’est alors qu’un éclair de génie me transperce.
— Les ramen sont une préparation à base de nouilles et de bouillon d’origine chinoise, mais que les Japonais mangent couramment le midi, est en train de dire M. Ozu en élevant dans les airs une quantité impressionnante de pâtes qu’il vient de tremper dans l’eau froide.
— Où sont les commodités, je vous prie ? est la seule réponse que je trouve à lui faire.
C’est, je vous le concède, légèrement abrupt.
— Oh, je suis désolé, je ne vous les ai pas indiquées, dit M. Ozu avec un parfait naturel. La porte derrière vous, puis deuxième à droite dans le couloir.
Tout pourrait-il toujours être si simple ?
Il faut croire que non.
Journal du mouvement du monde n° 6
Culotte ou Van Gogh ?
Aujourd’hui, avec maman, nous sommes allées faire les soldes rue Saint-Honoré. L’enfer. Il y avait la queue devant certaines boutiques. Et je pense que vous voyez quel genre de boutique il y a rue Saint-Honoré : mettre autant de ténacité à acheter au rabais des foulards ou des gants qui, malgré ça, valent encore le prix d’un Van Gogh, c’est quand même sidérant. Mais ces dames font ça avec une passion furieuse. Et même avec une certaine inélégance.
Mais je ne peux tout de même pas totalement me plaindre de la journée parce que j’ai pu noter un mouvement très intéressant quoique, hélas, très peu esthétique. En revanche, très intense, ça oui ! Et amusant aussi. Ou tragique, je ne sais pas bien. Depuis que j’ai commencé ce journal, j’en ai pas mal rabattu, en fait. J’étais partie dans l’idée de découvrir l’harmonie du mouvement du monde et j’en arrive à des dames très bien qui se battent pour une culotte en dentelle. Mais bon... Je pense que, de toute façon, je n’y croyais pas. Alors tant qu’à faire, autant s’amuser un peu...
Voilà l’histoire : avec maman, on est entrées dans une boutique de lingerie fine. Lingerie fine, c’est déjà intéressant comme nom. Sinon, c’est quoi ? Lingerie épaisse ? Bon, en fait, ça veut dire lingerie sexy ; ce n’est pas là que vous trouverez la bonne vieille culotte en coton des grands-mères. Mais comme c’est rue Saint-Honoré, évidemment, c’est du sexy chic, avec des dessous en dentelle fait main, des strings en soie et des nuisettes en cachemire peigné. On n’a pas eu à faire la queue pour rentrer mais c’aurait été aussi bien parce que, à l’intérieur, c’était au coude à coude. J’ai eu l’impression de rentrer dans une essoreuse. Cerise sur le gâteau, maman est immédiatement tombée en pâmoison en farfouillant dans des dessous de couleur suspecte (noir et rouge ou bleu pétrole). Je me suis demandé où je pouvais me planquer et me mettre à l’abri le temps qu’elle se trouve (petit espoir) un pyjama en pilou et je me suis faufilée vers l’arrière des cabines d’essayage. Je n’étais pas seule : il y avait un homme, le seul homme, l’air aussi malheureux que Neptune quand il manque l’arrière-train d’Athéna. Ça, c’est le mauvais plan « je t’aime ma chérie ». Le misérable se fait embarquer pour une séance mutine d’essayage de dessous chics et se retrouve en territoire ennemi, avec trente femelles en transe qui lui marchent sur les pieds et le fusillent du regard quel que soit l’endroit où il essaye de garer son encombrante carcasse d’homme. Quant à sa douce amie, la voilà métamorphosée en furie vengeresse prête à tuer pour un tanga rose fuchsia.
Je lui ai lancé un regard de sympathie auquel il a répondu par un regard de bête traquée. De là où j’étais, j’avais une vue imprenable sur tout le magasin et sur maman, en train de baver devant un genre de soutien-gorge très très très petit avec de la dentelle blanche (c’est au moins ça) mais aussi de très grosses fleurs mauves. Ma mère a quarante-cinq ans, quelques kilos en trop, mais la grosse fleur mauve ne lui fait pas peur ; en revanche, la sobriété et le chic du beige uni la paralysent de terreur. Bref, voilà maman qui extirpe péniblement d’un portant un mini-soutien-gorge floral qui lui semble à sa taille et qui attrape la culotte assortie, trois étages plus bas. Elle tire dessus avec conviction mais, soudain, fronce les sourcils : c’est qu’à l’autre bout de la culotte, il y a une autre dame, qui tire aussi dessus et qui fronce aussi les sourcils. Elles se regardent, regardent le portant, font le constat que la culotte est la dernière rescapée d’une longue matinée de soldes et se préparent à la bataille tout en se décochant mutuellement une banane d’enfer.
Et voilà les prémices du mouvement intéressant : une culotte à cent trente euros, ça ne mesure quand même que quelques centimètres de dentelle ultrafine. Il faut donc sourire à l’autre, tenir bon la culotte, la tirer à soi mais sans la déchirer. Je vous le dis tout net : si, dans notre univers, les lois de la physique sont constantes, ce n’est pas possible. Après quelques secondes de tentative infructueuse, ces dames disent amen à Newton mais ne renoncent pas. Il faut donc poursuivre la guerre par d’autres moyens, c’est-à-dire la diplomatie (une des citations préférées de papa). Ça donne le mouvement intéressant suivant : il faut faire mine d’ignorer qu’on tire fermement la culotte et faire semblant de la demander courtoisement avec des mots. Donc voici maman et la dame qui tout d’un coup n’ont plus de main droite, celle qui tient la culotte. C’est comme si elle n’existait pas, comme si la dame et maman discutaient tranquillement d’une culotte toujours sur le portant, que personne n’essaie de s’approprier par la force. Où est-elle, la main droite ? Ffuit ! Envolée ! Disparue ! Place à la diplomatie !