Comme tout le monde le sait, la diplomatie échoue toujours quand le rapport de force est équilibré. On n’a jamais vu un plus fort accepter les propositions diplomatiques de l’autre. Du coup, les pourparlers qui ont commencé à l’unisson par un : « Ah, mais je crois que j’ai été plus rapide que vous, chère madame » n’aboutissent pas à grand-chose. Quand j’arrive à côté de maman, nous en sommes à : « Je ne la lâcherai pas » et on peut facilement croire les deux belligérantes.
Évidemment, maman a perdu : quand je suis arrivée à côté d’elle, elle s’est souvenue qu’elle était une mère de famille respectable et qu’il ne lui était pas possible, sans perdre toute dignité devant moi, d’envoyer sa main gauche dans la figure de l’autre. Elle a donc retrouvé l’usage de sa main droite et elle a lâché la culotte. Résultat des courses : l’une est repartie avec la culotte, l’autre avec le soutien-gorge. Maman était d’une humeur massacrante au dîner. Quand papa a demandé ce qui se passait, elle a répondu : « Toi qui es député, tu devrais être plus attentif au délitement des mentalités et de la civilité. »
Mais revenons au mouvement intéressant : deux dames en pleine santé mentale qui tout d’un coup ne connaissent plus une partie de leur corps. Ça donne quelque chose de très étrange à voir : comme s’il y avait une rupture dans le réel, un trou noir qui s’ouvre dans l’espace-temps, comme dans un vrai roman de SF. Un mouvement négatif, un genre de geste en creux, quoi.
Et je me suis dit : si on peut faire mine d’ignorer qu’on a une main droite, qu’est-ce qu’on peut faire mine d’ignorer d’autre ? Est-ce qu’on peut avoir un cœur négatif, une âme en creux ?
14
Un seul de ces rouleaux
La première phase de l’opération se passe bien.
Je trouve la deuxième porte à droite dans le couloir, sans être tentée d’ouvrir les sept autres tant ma vessie est petite, et je m’exécute avec un soulagement que la gêne ne ternit même pas. Il eût été cavalier d’interpeller M. Ozu sur ses cabinets. Des cabinets ne sauraient être d’une blancheur de neige, des murs jusqu’à la cuvette en passant par une lunette immaculée sur laquelle on ose à peine se poser, de crainte de salir. Toute cette blancheur est cependant tempérée — de sorte que l’acte n’y soit pas trop clinique — d’une épaisse, moelleuse, soyeuse, satinée et caressante moquette jaune soleil, qui sauve le lieu de l’ambiance du bloc. Je conçois de toutes ces observations une grande estime pour M. Ozu. La nette simplicité du blanc, sans marbre ni fioritures — faiblesses bien souvent des nantis qui tiennent à rendre somptueux tout ce qui est trivial — et la tendre douceur d’une moquette solaire sont, en matière de W.-C., les conditions mêmes de l’adéquation. Que cherchons-nous lorsque nous nous y rendons ? De la clarté pour ne pas penser à toutes ces profondeurs obscures qui font coalition et quelque chose sur le sol pour accomplir notre devoir sans faire pénitence en se gelant les pieds, spécialement lorsqu’on s’y rend de nuit.
Le papier toilette, lui aussi, aspire à la canonisation. Je trouve beaucoup plus probante cette marque de richesse que la possession, par exemple, d’une Maserati ou d’un coupé Jaguar. Ce que le papier toilette fait au postérieur des gens creuse bien plus largement l’abîme des rangs que maints signes extérieurs. Le papier de chez M. Ozu, épais, mou, doux et délicieusement parfumé, est voué à combler d’égards cette partie de notre corps qui, plus que toute autre, en est particulièrement friande. Combien pour un seul de ces rouleaux ? je me demande en enfonçant le bouton intermédiaire de la chasse d’eau, barré de deux fleurs de lotus, car ma petite vessie, en dépit de sa faible autonomie, a une grande contenance. Une fleur me paraît trop juste, trois seraient vaniteuses.
C’est alors que la chose advient.
Un fracas monstrueux, assaillant mes oreilles, manque de me foudroyer sur place. Ce qui est effrayant, c’est que je ne parviens pas à en identifier l’origine. Ce n’est pas la chasse d’eau, que je n’entends même pas, cela vient d’en haut et me tombe dessus. J’ai un cœur qui bat à tout rompre Vous connaissez la triple alternative : face au danger, fight, flee ou freeze. Je freeze. J’aurais bien flee mais subitement, je ne sais plus déverrouiller une porte. Des hypothèses se font-elles en mon esprit ? Peut-être, mais sans grande limpidité. Ai-je enfoncé le mauvais bouton, estimant mal la quantité produite — quelle présomption, quel orgueil, Renée, deux lotus pour si dérisoire contribution — et suis-je conséquemment punie par une justice divine dont la foudre bruyante s’abat sur mes oreilles ? Ai-je trop savouré — luxure— la volupté de l’acte en ce lieu qui y invite, lors que nous devrions le considérer comme impur ? Me suisse laissé aller à l’envie, en convoitant ce PQ princier et suisse notifiée sans ambiguïté de ce péché mortel ? Mes doigts gourds de travailleuse manuelle ont-ils, sous l’effet d’une inconsciente colère, maltraité la mécanique subtile du bouton à lotus et déclenché un cataclysme dans la plomberie qui menace d’écroulement le quatrième étage ?
J’essaie toujours à toute force de fuir mais mes mains sont inaptes à obéir à mes ordres. Je triture le bouton cuivré qui, correctement actionné, devrait me libérer, mais rien d’adéquat ne se produit.
À cet instant, je suis tout à fait convaincue d’être devenue folle ou arrivée au ciel parce que le son jusque-là indistinct se précise et, impensable, ressemble à du Mozart.
Pour tout dire, au Confutatis du Requiem de Mozart
Confutatis maledictis, Flammis acribus addictis ! modulent de très belles voix lyriques.
Je suis devenue folle.
— Madame Michel, tout va bien ? demande une voix derrière la porte, celle de M. Ozu ou, plus vraisemblablement, de saint Pierre aux portes du purgatoire.
— Je..., dis-je, je n’arrive pas à ouvrir la porte !
Je cherchais par tous les moyens à convaincre M. Ozu de ma débilité. Eh bien c’est chose faite.
— Peut-être tournez-vous le bouton dans le mauvais sens, suggère respectueusement la voix de saint Pierre.