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Alors, nous inventons l’Art, cet autre procédé des animaux que nous sommes afin que notre espèce survive.

La vérité n’aime rien tant que la simplicité de la vérité est la leçon que Colombe Josse aurait dû retenir de ses lectures moyenâgeuses. Faire des chichis conceptuels au service du rien est pourtant tout le bénéfice qu’elle semble retirer de l’affaire. C’est une de ces boucles inutiles et c’est aussi un gaspillage éhonté de ressources, incluant le coursier et moi-même.

Je parcours les pages à peine annotées de ce qui doit être une version finale et je suis consternée. On concédera à la demoiselle une plume qui ne se défend pas trop mal, bien qu’encore un peu jeune. Mais que les classes moyennes se crèvent à la tâche pour financer de leur sueur et de leurs impôts aussi vaine et prétentieuse recherche me laisse coite. Des secrétaires, des artisans, des employés, des fonctionnaires de basse catégorie, des chauffeurs de taxi et des concierges écopent d’un quotidien de petits matins gris afin que la fine fleur de la jeunesse française, dûment logée et rémunérée, gaspille tout le fruit de cette grisaille sur l’autel de travaux ridicules.

C’est pourtant a priori bien passionnant : Existe-t-il des universaux ou bien seulement des choses singulières est la question à laquelle je comprends que Guillaume a consacré l’essentiel de sa vie. Je trouve que c’est une interrogation fascinante : chaque chose est-elle une entité individuelle — et auquel cas, ce qui est semblable d’une chose à une autre n’est qu’une illusion ou un effet du langage, qui procède par mots et concepts, par généralités désignant et englobant plusieurs choses particulières — ou bien existe-t-il réellement des formes générales dont les choses singulières participent et qui ne soient pas de simples faits de langage ? Quand nous disons : une table, lorsque nous prononçons le nom de table, lorsque nous formons le concept de table, désignons-nous toujours seulement cette table-ci ou bien renvoyons-nous réellement à une entité table universelle qui fonde la réalité de toutes les tables particulières existantes ? L’idée de table est-elle réelle ou n’appartient-elle qu’à notre esprit ? Auquel cas, pourquoi certains objets sont-ils semblables ? Est-ce le langage qui les regroupe artificiellement et pour la commodité de l’entendement humain en catégories générales ou bien existe-t-il une forme universelle dont participe toute forme spécifique ?

Pour Guillaume, les choses sont singulières, le réalisme des universaux erroné. Il n’y a que des réalités particulières, la généralité est de l’esprit seul et c’est compliquer ce qui est simple que de supposer l’existence de réalités génériques. Mais en sommes-nous si sûrs ? Quelle congruence entre un Raphaël et un Vermeer demandais-je hier soir même ? L’œil y reconnaît une forme commune de laquelle ils participent tous deux, celle de la Beauté. Et je crois pour ma part qu’il faut qu’il y ait de la réalité dans cette forme-là, qu’elle ne soit pas un simple expédient de l’esprit humain qui classe pour comprendre, qui discrimine pour appréhender : car on ne peut rien classer qui ne s’y prête, rien regrouper qui ne soit regroupable, rien assembler qui ne soit assemblable. Jamais une table ne sera Vue de Delft : l’esprit humain ne peut créer cette dissimilitude, de la même manière qu’il n’a pas le pouvoir d’engendrer la solidarité profonde qui tisse une nature morte hollandaise et une Vierge à l’Enfant italienne. Tout comme chaque table participe d’une essence qui lui donne sa forme, toute œuvre d’art participe d’une forme universelle qui seule peut lui donner ce sceau. Certes, nous ne percevons pas directement cette universalité : c’est une des raisons pour lesquelles tant de philosophes ont rechigné à considérer les essences comme réelles car je ne vois jamais que cette table présente et non la forme universelle « table », que ce tableau-ci et non l’essence même du Beau. Et pourtant., pourtant, elle est là, sous nos yeux : chaque tableau de maître hollandais en est une incarnation, une apparition fulgurante que nous ne pouvons contempler qu’au travers du singulier mais qui nous donne accès à l’éternité, à l’atemporalité d’une forme sublime.

L’éternité, cet invisible que nous regardons.

3

La juste croisade

Or, croyez-vous que tout ceci intéresse notre aspirante à la gloire intellectuelle ?

Que nenni.

Colombe Josse, qui n’a pour la Beauté ou pour le destin des tables aucune considération suivie, s’acharne à explorer la pensée théologique d’Ockham au gré de minauderies sémantiques dépourvues d’intérêt. Le plus remarquable est l’intention qui préside à l’entreprise : il s’agit de faire des thèses philosophiques d’Ockham la conséquence de sa conception de l’action de Dieu, en renvoyant ses années de labeur philosophique au rang d’excroissances secondaires de sa pensée théologique. C’est sidéral, enivrant comme le mauvais vin et surtout très révélateur du fonctionnement de l’Université : si tu veux faire carrière, prends un texte marginal et exotique (la Somme de logique de Guillaume d’Ockham) encore peu exploré, insulte son sens littéral en y cherchant une intention que l’auteur lui-même n’avait pas aperçue (car chacun sait que l’insu en matière de concept est bien plus puissant que tous les desseins conscients), déforme-le jusqu’au point de ressemblance avec une thèse originale (c’est la puissance absolue de Dieu qui fonde une analyse logique dont les enjeux philosophiques sont ignorés), brûle ce faisant toutes tes icônes (l’athéisme, la foi dans la Raison contre la raison de la foi, l’amour de la sagesse et autres babioles chères aux socialistes), consacre une année de ta vie à ce petit jeu indigne aux frais d’une collectivité que tu réveilles à sept heures et envoie un coursier à ton directeur de recherches.

À quoi sert l’intelligence si ce n’est à servir ? Et je ne parle pas de cette fausse servitude qui est celle des grands commis de l’Etat et qu’ils exhibent fièrement comme marque de leur vertu : c’est une humilité de façade qui n’est que vanité et dédain. Paré chaque matin de l’ostentatoire modestie du grand servant, Etienne de Broglie m’a depuis longtemps convaincue de l’orgueil de sa caste. À l’inverse, les privilèges donnent de vrais devoirs. Appartenir au petit cénacle fermé de l’élite, c’est devoir servir à la mesure de la gloire et de la fluidité dans l’existence matérielle qu’on récolte pour prix de cette appartenance. Suis-je comme Colombe Josse une jeune normalienne auquel l’avenir est ouvert ? Je dois me préoccuper du progrès de l’Humanité, de la résolution de problèmes cruciaux pour la survie, le bien-être ou l’élévation du genre humain, de l’advenir de la Beauté dans le monde ou de la juste croisade pour l’authenticité philosophique. Ce n’est pas un sacerdoce, il y a le choix, les champs sont vastes. On n’entre pas en philosophie comme au séminaire, avec un credo pour épée et une voie unique pour destin. Travaille-t-on sur Platon, Épicure, Descartes, Spinoza, Kant, Hegel ou même Husserl ? Sur l’esthétique, la politique, la morale, l’épistémologie, la métaphysique ? Se consacre-t-on à l’enseignement, à la constitution d’une œuvre, à la recherche, à la Culture ? C’est indifférent. Car, en pareille matière, seule importe l’intention : élever la pensée, contribuer à l’intérêt commun ou bien rallier une scolastique qui n’a d’autre objet que sa propre perpétuation et d’autre fonction que l’autoreproduction de stériles élites — par où l’Université devient secte.