Pensée profonde n° 14
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Pourquoi les voitures brûlent
Aujourd’hui, il s’est passé quelque chose de passionnant I Je suis allée chez Mme Michel lui demander d’apporter un courrier pour Colombe à la maison quand le coursier le déposerait à la loge. En fait, c’est son mémoire de maîtrise sur Guillaume d’Ockham, c’est une première rédaction que son directeur a dû relire et qu’il lui fait parvenir avec des annotations. La chose très drôle, c’est que Colombe s’est fait virer par Mme Michel parce qu’elle a sonné à la loge à sept heures pour lui demander de lui apporter le paquet. Mme Michel a dû l’engueuler (la loge ouvre à huit heures) parce que Colombe est remontée comme une furie à la maison en beuglant que la concierge était une vieille crevure qui se prenait pour qui, non mais des fois ? Maman a eu soudain l’air de se rappeler que, oui, en effet, dans un pays développé et civilisé, on ne dérange pas les concierges à n’importe quelle heure du jour et de la nuit (elle aurait mieux fait de se le rappeler avant que Colombe ne descende), mais ça n’a pas calmé ma sœur qui a continué à brailler que c’est pas parce qu’elle s’était trompée d’horaire que cette moins que rien avait le droit de lui claquer la porte au nez. Maman a laissé couler. Si Colombe était ma fille (Darwin m’en préserve), je lui aurais collé deux baffes.
Dix minutes plus tard, Colombe est venue dans ma chambre avec un sourire tout mielleux. Alors ça, je ne peux pas le supporter. Je préfère encore qu’elle me crie dessus. « Paloma, ma puce, tu veux bien me rendre un grand service ? » a-t-elle roucoulé. « Non », ai-je répondu. Elle a inspiré un grand coup en regrettant que je ne sois pas son esclave personnelle — elle aurait pu me faire fouetter — se serait sentie beaucoup mieux — m’énerve cette morveuse. « Je veux un accord », ai-je ajouté. « Tu ne sais même pas ce que je veux » a-t-elle rétorqué avec un petit air méprisant. « Tu veux que j’aille voir Mme Michel », ai-je dit. Elle est restée la bouche ouverte. À force de se raconter que je suis débile, elle finit par le croire. « O.K. si tu ne mets pas de musique fort dans ta chambre pendant un mois. » « Une semaine », a dit Colombe. « Alors, je n’irai pas », ai-je dit. « O.K. », a dit Colombe, « va voir cette vieille raclure et dis-lui de m’apporter le paquet de Marian dès qu’il arrive à la loge. » Et elle est sortie en claquant la porte.
Je suis donc allée voir Mme Michel et elle m’a invitée à boire un thé.
Pour l’instant, je la teste. Je n’ai pas dit grand-chose. Elle m’a regardée bizarrement, comme si elle me voyait pour la première fois. Elle n’a rien dit sur Colombe. Si c’était une vraie concierge, elle aurait dit quelque chose comme : « Oui, bon, mais votre sœur, là, faut quand même pas qu’elle se croie tout permis. » Au lieu de ça, elle m’a offert une tasse de thé et elle m’a parlé très poliment, comme si j’étais une vraie personne.
Dans la loge, la télévision était allumée. Elle ne la regardait pas. Il y avait un reportage sur les jeunes qui brûlent des voitures en banlieue. En voyant les images, je me suis demandé : qu’est-ce qui peut pousser un jeune à brûler une voiture ? Qu’est-ce qui peut bien se passer dans sa tête ? Et après, c’est cette pensée-là qui m’est venue : et moi ? Pourquoi je veux brûler l’appartement ? Les journalistes parlent du chômage et de la misère, moi je parle de l’égoïsme et de la fausseté de ma famille. Mais ce sont des fadaises. Il y a toujours eu du chômage et de la misère et des familles merdiques. Et pourtant, on ne brûle pas des voitures ou des appartements tous les matins, quand même ! Je me suis dit que, finalement, tout ça, c’étaient de fausses raisons. Pourquoi est-ce qu’on brûle une voiture ? Pourquoi est-ce que je veux mettre le feu à l’appartement ?
Je n’ai pas eu de réponse à ma question jusqu’à ce que j’aille faire des courses avec ma tante Hélène, la sœur de ma mère, et ma cousine Sophie. En fait, il s’agissait d’aller acheter un cadeau pour l’anniversaire de maman qu’on fête dimanche prochain. On a pris le prétexte d’aller ensemble au musée Dapper et en fait, on est allées faire les boutiques de décoration du IIe et du VIIIe. L’idée, c’était de trouver un porte-parapluie et d’acheter aussi mon cadeau.
Concernant le porte-parapluie, ça a été interminable. Ça a pris trois heures alors que, d’après moi, tous ceux que nous avons vus étaient strictement identiques, soit des cylindres tout bêtes, soit des machins avec des ferronneries genre antiquaire. Le tout hors de prix. Ça ne vous dérange pas quelque part, vous, l’idée qu’un porte-parapluie puisse coûter deux cent quatre-vingt-dix-neuf euros ? C’est pourtant le prix que Hélène a payé pour une chose prétentieuse en « cuir vieilli » (mon œil : frotté à la brosse en fer, oui) avec des coutures façon sellier, comme si on habitait dans un haras. Moi, j’ai acheté à maman une petite boîte à somnifères en laque noire dans une boutique asiatique. Trente euros. Je trouvais déjà ça très cher mais Hélène m’a demandé si je voulais rajouter quelque chose, vu que ce n’était pas grand-chose. Le mari d’Hélène est gastro-entérologue et je peux vous garantir que, au pays des médecins, le gastro-entérologue n’est pas le plus pauvre... Mais j’aime quand même bien Hélène et Claude parce qu’ils sont... eh bien, je ne sais pas très bien comment dire... entiers. Ils sont contents de leur vie, je crois, enfin ils ne jouent pas à être autre chose que ce qu’ils sont. Et ils ont Sophie. Ma cousine Sophie est trisomique. Je ne suis pas du genre à m’extasier devant les trisomiques comme il est de bon ton de le faire dans ma famille (même Colombe s’y met). Le discours convenu, c’est : ils sont handicapés mais ils sont tellement attachants, tellement affectueux, tellement émouvants I Personnellement, je trouve la présence de Sophie plutôt pénible : elle bave, elle crie, elle boude, elle fait des caprices et elle ne comprend rien. Mais ça ne veut pas dire que je n’approuve pas Hélène et Claude. Ils disent eux-mêmes qu’elle est dure et que c’est une vraie galère d’avoir une fille trisomique mais ils l’aiment et ils s’occupent d’elle très bien, je trouve. Ça, plus leur caractère entier, eh bien, ça fait que je les aime bien. Quand on voit maman qui joue à être une femme moderne bien dans sa peau ou Jacinthe Rosen qui joue à être une bourgeoise-depuis-le-berceau, ça rend Hélène, qui ne joue à rien du tout et qui est contente de ce qu’elle a, plutôt sympathique.