Mais bref, après le cirque du porte-parapluie, on est allées manger un gâteau et boire un chocolat chez Angelina, le salon de thé de la rue de Rivoli. Vous me direz qu’il n’y a pas plus éloigné de la thématique jeunes de banlieue qui brûlent des voitures. Eh bien pas du tout ! J’ai vu quelque chose chez Angelina qui m’a permis de comprendre certaines autres choses. À la table à côté de la nôtre, il y avait un couple avec un bébé. Un couple de Blancs avec un bébé asiatique, un petit garçon qui s’appelait Théo. Hélène et eux ont sympathisé et ont bavardé un moment. Ils ont sympathisé en tant que parents d’un enfant différent, évidemment, c’est comme ça qu’ils se sont reconnus et qu’ils ont commencé à parler. On a appris que Théo était un petit garçon adopté, qu’il avait quinze mois quand ils l’ont ramené de Thaïlande, que ses parents sont morts dans le tsunami, ainsi que tous ses frères et sœurs. Moi, je regardais autour de moi et je me disais : comment il va faire ? On était chez Angelina, quand même : toutes ces personnes bien habillées, croquant avec préciosité dans des pâtisseries ruineuses, et qui n’étaient là que pour... eh bien que pour la signification du lieu, l’appartenance à un certain monde, avec ses croyances, ses codes, ses projets, son histoire, etc. C’est symbolique, quoi. Quand on prend le thé chez Angelina, on est en France, dans un monde riche, hiérarchisé, rationnel, cartésien, policé. Comment va-t-il faire, le petit Théo ? Il a passé les premiers mois de sa vie dans un village de pêcheurs en Thaïlande, dans un monde oriental, dominé par des valeurs et des émotions propres où l’appartenance symbolique, ça se joue peut-être à la fête du village quand on honore le dieu de la Pluie, où les enfants sont baignés dans des croyances magiques, etc. Et le voilà en France, à Paris, chez Angelina, immergé sans transition dans une culture différente et dans une position qui a changé du tout au tout : de l’Asie à l’Europe, du monde des pauvres à celui des riches.
Alors tout à coup, je me suis dit : Théo, il aura peut-être envie de brûler des voitures, plus tard. Parce que c’est un geste de colère et de frustration et peut-être que la plus grande colère et la plus grande frustration, ce n’est pas le chômage, ce n’est pas la misère, ce n’est pas l’absence de futur : c’est le sentiment de ne pas avoir de culture parce qu’on est écartelé entre des cultures, des symboles incompatibles. Comment exister si on ne sait pas où on est ? S’il faut assumer en même temps une culture de pêcheurs thaïlandais et de grands bourgeois parisiens ? De fils d’immigrés et de membres d’une vieille nation conservatrice ? Alors on brûle des voitures parce que quand on n’a pas de culture, on n’est plus un animal civilisé : on est une bête sauvage. Et une bête sauvage, ça brûle, ça tue, ça pille.
Je sais que ce n’est pas très profond mais j’ai quand même eu une pensée profonde après ça, quand je me suis demandé : et moi ? C’est quoi, mon problème culturel ? En quoi est-ce que je suis écartelée entre des croyances incompatibles ? En quoi est-ce que je suis une bête sauvage ?
Alors, j’ai eu une illumination : je me suis rappelé les soins conjuratoires aux plantes vertes de maman, les manies phobiques de Colombe, l’angoisse de papa parce que Mamie est en maison de retraite et tout un tas d’autres faits comme celui-là. Maman croit qu’on peut conjurer le sort d’un coup de pschitt, Colombe qu’on peut écarter l’angoisse en se lavant les mains et papa qu’il est un mauvais fils qui sera puni parce qu’il a abandonné sa mère : finalement, ils ont des croyances magiques, des croyances de primitifs mais au contraire des pêcheurs thaïlandais, ils ne peuvent pas les assumer parce qu’ils sont des Français-éduqués-riches-cartésiens.
Et moi, je suis peut-être la plus grande victime de cette contradiction parce que, pour une raison inconnue, je suis hypersensible à tout ce qui est dissonant, comme si j’avais un genre d’oreille absolue pour les couacs, pour les contradictions. Cette contradiction-là et toutes les autres... Et du coup, je ne me reconnais dans aucune croyance, dans aucune de ces cultures familiales incohérentes.
Peut-être que je suis le symptôme de la contradiction familiale et donc celle qui doit disparaître pour que la famille aille bien.
4
L’adage de base
Quand Manuela revient à deux heures de chez les de Broglie, j’ai eu le temps de réinsérer le mémoire dans son enveloppe et de le déposer chez les Josse.
J’ai eu à cette occasion une intéressante conversation avec Solange Josse.
On se souviendra que, pour les résidents, je suis une concierge bornée qui se tient à la lisière floue de leur vision éthérée. En la matière, Solange Josse ne fait pas exception mais, comme elle est mariée à un parlementaire socialiste, elle fait néanmoins des efforts.
— Bonjour, me dit-elle en ouvrant la porte et en prenant l’enveloppe que je lui tends.
Ainsi des efforts.
— Vous savez, poursuit-elle, Paloma est une petite fille très excentrique.
Elle me regarde pour vérifier ma connaissance du mot Je prends l’air neutre, un de mes favoris, qui laisse toute latitude dans l’interprétation.
Solange Josse est socialiste mais elle ne croit pas en l’homme.
— Je veux dire qu’elle est un peu bizarre, articule-t-elle comme si elle parlait à une malentendante.
— Elle est très gentille, dis-je, en prenant sur moi d’injecter dans la conversation un peu de philanthropie.
— Oui, oui, dit Solange Josse sur le ton de celle qui voudrait bien en arriver au point mais doit au préalable surmonter les obstacles que lui oppose la sous-culture de l’autre. C’est une gentille petite fille mais elle se comporte parfois bizarrement. Elle adore se cacher par exemple, elle disparaît pendant des heures.
— Oui, dis-je, elle m’a dit.
C’est un léger risque, comparé à la stratégie qui consiste à ne rien dire, ne rien faire et ne rien comprendre. Mais je crois pouvoir tenir le rôle sans trahir ma nature.
— Ah, elle vous a dit ?
Solange Josse a soudain le ton vague. Comment savoir ce que la concierge a compris de ce que Paloma a dit ? est la question qui, mobilisant ses ressources cognitives, la déconcentre et lui donne l’air absent.
— Oui, elle m’a dit, réponds-je avec, il faut le dire, un certain talent dans le laconisme.
Derrière Solange Josse, j’aperçois Constitution qui passe à vitesse réduite, la truffe blasée.
— Ah, attention, le chat, dit-elle.
Et elle sort sur le palier en refermant la porte derrière elle. Ne pas laisser sortir le chat et ne pas laisser entrer la concierge est l’adage de base des dames socialistes.
— Bref, reprend-elle, Paloma m’a dit qu’elle voudrait venir à votre loge de temps en temps. C’est une enfant très rêveuse, elle aime se poser quelque part et ne rien faire. Pour tout vous dire, j’aimerais autant qu’elle le fasse à la maison.
— Ah, dis-je.
— Mais de temps en temps, si ça ne vous dérange pas... Comme ça, au moins, je saurai où elle est. Nous devenons tous fous à la chercher partout. Colombe, qui a du travail par-dessus la tête, n’est pas très contente de devoir passer des heures à remuer ciel et terre pour retrouver sa sœur.