Elle entrouvre la porte, vérifie que Constitution a débarrassé le plancher.
— Ça ne vous ennuie pas ? demande-t-elle, déjà préoccupée d’autre chose.
— Non, dis-je, elle ne me dérange pas.
— Ah, très bien, très bien, dit Solange Josse dont l’attention est décidément accaparée par une affaire urgente et beaucoup plus importante. Merci, merci, c’est très aimable a vous.
Et elle referme la porte.
5
Antipode
Après ça, j’accomplis mon office de concierge et, pour la première fois de la journée, ai le temps de méditer. La soirée de la veille me revient avec un curieux arrière-goût. Il y a une agréable fragrance de cacahuète mais aussi un début d’angoisse sourde. Je tente de m’en détourner en m’absorbant dans l’arrosage des plantes vertes sur tous les paliers de l’immeuble, le type même de tâche que je tiens pour l’antipode de l’intelligence humaine.
À deux heures moins une, Manuela arrive, l’air aussi captivé que Neptune quand il examine de loin une épluchure de courgette.
— Alors ? réitère-t-elle sans attendre en me tendant des madeleines dans un petit panier rond en osier.
— Je vais encore une fois avoir besoin de vos services, dis-je.
— Ah bon ? module-t-elle en traînant très fort et malgré elle sur le « bon-on ».
Je n’ai jamais vu Manuela dans un tel état d’excitation.
— Nous prenons le thé dimanche et j’apporte les pâtisseries, dis-je.
— Oooooh, dit-elle radieuse, les pâtisseries !
Et immédiatement pragmatique :
— Il faut que je vous fasse quelque chose qui se garde.
Manuela travaille jusqu’au samedi midi.
— Vendredi soir, je vais vous faire un gloutof, déclare-t-elle après un court laps de réflexion.
Le gloutof est un gâteau alsacien un peu vorace.
Mais le gloutof de Manuela est aussi un nectar. Tout ce que l’Alsace comporte de lourd et de desséché se transmute entre ses mains en chef-d’œuvre parfumé.
— Vous aurez le temps ? je demande.
— Bien sûr, dit-elle aux anges, j’ai toujours le temps pour un gloutof pour vous !
Alors je lui raconte tout : l’arrivée, la nature morte, le saké, Mozart, les gyozas, le zalu, Kitty, les sœurs Munakata et tout le reste.
N’ayez qu’une amie mais choisissez-la bien.
— Vous êtes formidable, dit Manuela à la fin de mon récit Tous ces imbéciles ici, et vous, lorsqu’un Monsieur bien arrive pour la première fois, vous êtes invitée chez lui.
Elle engloutit une madeleine.
— Ha ! s’exclame-t-elle soudain en aspirant très fort le « h ». Je vais aussi vous faire quelques tartelettes au whisky !
— Non, dis-je, ne vous donnez pas tant de mal, Manuela, le... gloutof suffira.
— Me donner du mal ? répond-elle. Mais Renée, c’est vous qui me donnez du bien depuis toutes ces années !
Elle réfléchit un instant, repêche un souvenir.
— Qu’est-ce que Paloma faisait là ? demande-t-elle.
— Eh bien, dis-je, elle se reposait un peu de sa famille.
— Ah, dit Manuela, la pauvre ! Il faut dire qu’avec la sœur qu’elle a...
Manuela a pour Colombe, dont elle brûlerait bien les nippes de clodo avant de l’envoyer aux champs pour une petite révolution culturelle, des sentiments sans équivoque.
— Le petit Pallières a la bouche ouverte quand elle passe, ajoute-t-elle. Mais elle ne le voit même pas. Il devrait se mettre un sac-poubelle sur la tête. Ah, si toutes les demoiselles de l’immeuble étaient comme Olympe...
— C’est vrai, Olympe est très gentille, dis-je.
— Oui, dit Manuela, c’est une bonne petite. Neptune a eu les chiasses mardi, vous savez, eh bien elle l’a soigné.
Une chiasse toute seule, c’est bien trop mesquin.
— Je sais, dis-je, nous en sommes quittes pour un nouveau tapis dans le hall. On le livre demain. Ça ne fera pas de mal, celui-ci était affreux.
— Vous savez, dit Manuela, vous pouvez garder la robe. La fille de la dame a dit à Maria : Gardez tout, et Maria m’a dit de vous dire qu’elle vous donne la robe.
— Oh, dis-je, c’est vraiment très gentil mais je ne peux pas accepter.
— Ah, ne recommencez pas, dit Manuela, agacée. De toute façon, c’est vous qui allez payer le pressing. Regardez-moi ça, on dirait une orange.
L’orange est probablement une forme vertueuse de l’orgie.
— Eh bien, remerciez Maria pour moi, dis-je, je suis vraiment très touchée.
— C’est mieux comme ça, dit-elle. Oui, oui, je lui dirai merci pour vous.
On frappe deux petits coups brefs à la porte.
6
La basse portouce
C’est Kakuro Ozu.
— Bonjour, bonjour, dit-il en bondissant dans la loge. Oh, bonjour madame Lopes, ajoute-t-il en voyant Manuela.
— Bonjour monsieur Ozu, répond-elle en hurlant presque.
Manuela est quelqu’un de très enthousiaste.
— Nous prenions le thé, vous vous joignez à nous ? dis je.
— Ah mais volontiers, dit Kakuro en se saisissant d’une chaise. Et, apercevant Léon : Oh, le beau morceau ! Je ne l’avais pas bien vu l’autre fois. On dirait un sumo !
— Prenez donc une madeleine, elles sont à l’orgie, dit Manuela qui s’emmêle les pinceaux tout en poussant le panier vers Kakuro.
L’orgie est vraisemblablement une forme vicieuse de l’orange.
— Merci, dit Kakuro en en attrapant une.
— Fameuse ! articule-t-il sitôt la bouchée engloutie.
Manuela se tortille sur sa chaise, l’air béat.
— Je suis venu vous demander votre avis, dit Kakuro après quatre madeleines. Je suis en pleine querelle avec un ami sur la question de la suprématie européenne en matière de culture, poursuit-il en me décochant un clin d’œil pimpant.
Manuela, qui ferait bien d’être plus indulgente avec le petit Pallières, a la bouche grand ouverte.
— Il penche pour l’Angleterre, je suis évidemment pour la France. J’ai donc dit que je connaissais quelqu’un qui pouvait nous départager. Voulez-vous bien être l’arbitre ?
— Mais je suis juge et partie, dis-je en m’asseyant, je ne peux pas voter.
— Non, non, non, dit Kakuro, vous n’allez pas voter. Vous allez juste répondre à ma question : quelles sont les deux inventions majeures de la culture française et de la culture britannique ? Madame Lopes, j’ai de la chance cet après-midi, vous allez donner votre avis aussi, si vous voulez bien, ajoute-t-il.
— Les Anglais..., commence Manuela très en forme, puis elle s’arrête. D’abord vous, Renée, dit-elle, soudain rappelée à plus de prudence en se remémorant sans doute qu’elle est portugaise.
Je réfléchis un instant.
— Pour la France : la langue du XVIIIe et le fromage coulant.
— Et pour l’Angleterre ? demande Kakuro.
— Pour l’Angleterre, c’est facile, dis-je.
— Le poudînngueuh ? suggère Manuela en prononçant tel quel.
Kakuro rit à gorge déployée.
— Il en faut un autre, dit-il.
— Eh bien le rutebi, dit-elle, toujours aussi british.