— Ha ha, rit Kakuro. Je suis d’accord avec vous ! Alors, Renée, votre proposition ?
— L’habeas corpus et le gazon, dis-je en riant.
Et, par le fait, ça nous fait tous bien rire, y compris Manuela qui a entendu « la basse portouce », ce qui ne veut rien dire, mais que ça fait quand même marrer.
Juste à ce moment, on frappe à la loge.
C’est fou comme cette loge qui, hier, n’intéressait personne, semble aujourd’hui au centre de l’attention mondiale.
— Entrez, dis-je sans réfléchir, dans le feu de la conversation.
Solange Josse passe la tête par la porte.
Nous la regardons tous trois d’un air interrogateur, comme si nous étions les convives d’un banquet qu’importunait une servante malpolie.
Elle ouvre la bouche, se ravise.
Paloma passe la tête au niveau de la serrure.
Je me ressaisis, me lève.
— Je peux vous laisser Paloma une petite heure ? demande Mme Josse, qui s’est reprise aussi mais dont le curiosimètre explose.
— Bonjour, cher monsieur, dit-elle à Kakuro qui s’est levé et vient lui serrer la main.
— Bonjour, chère madame, dit-il aimablement. Bonjour Paloma, je suis content de te voir. Eh bien, chère amie, elle est en de bonnes mains, vous pouvez nous la laisser.
Comment congédier avec grâce et en une seule leçon.
— Euh... bien... oui... merci, dit Solange Josse, et elle fait lentement marche arrière, encore un peu sonnée.
Je ferme la porte derrière elle.
— Veux-tu une tasse de thé ? m’enquiers-je.
— Bien volontiers, me répond-elle.
Une vraie princesse chez les cadres du parti. Je lui sers une demi-tasse de thé au jasmin tandis que Manuela la ravitaille en madeleines rescapées.
— Qu’est-ce que les Anglais ont inventé, selon toi ? lui demande Kakuro, toujours à son concours culturel.
Paloma réfléchit intensément.
— Le chapeau comme emblème de la psychorigidité, dit-elle.
— Magnifique, dit Kakuro.
Je note que j’ai probablement largement sous-estimé Paloma et qu’il faudra approfondir cette affaire-là, mais, parce que le destin frappe toujours trois fois et puisque tous les conspirateurs sont voués un jour à être démasqués, on tambourine de nouveau au carreau de la loge, différant ma réflexion.
Paul N’Guyen est la première personne qui ne semble surprise de rien.
— Bonjour, madame Michel, me dit-il, puis : Bonjour à tous.
— Ah, Paul, dit Kakuro, nous avons définitivement discrédité l’Angleterre.
Paul sourit gentiment.
— Très bien, dit-il. Votre fille vient d’appeler. Elle rappelle dans cinq minutes.
Et il lui tend un portable.
— Entendu, dit Kakuro. Eh bien, mesdames, je dois prendre congé.
Il s’incline devant nous.
— Au revoir, proférons-nous toutes d’une même voix, comme un chœur virginal.
— Eh bien, dit Manuela, voilà une bonne chose de faite.
— Laquelle ? je demande.
— Toutes les madeleines sont mangées.
Nous rions.
Elle me regarde l’air songeur, sourit.
— C’est incroyable, hein ? me dit-elle.
Oui, c’est incroyable.
Renée, qui a désormais deux amis, n’est plus si farouche.
Mais Renée, qui a désormais deux amis, sent poindre en elle une terreur informe.
Lorsque Manuela s’en va, Paloma se love sans façons dans le fauteuil du chat, devant la télé, et, me regardant de ses grands yeux sérieux, me demande :
— Vous croyez que la vie a un sens ?
7
Bleu nuit
Au pressing, j’avais dû affronter le courroux de la dame des lieux.
— Des taches pareilles sur une robe de cette qualité, avait-elle maugréé en me remettant un ticket bleu azur.
Ce matin, c’est une autre à laquelle je tends mon rectangle de papier. Plus jeune et moins réveillée. Elle farfouille interminablement parmi des rangées compactes de cintres puis me tend une belle robe en lin prune, ligotée de plastique transparent.
— Merci, dis-je en réceptionnant ladite après une infime hésitation.
Il faut donc ajouter au chapitre de mes turpitudes le rapt d’une robe qui ne m’appartient pas en échange de celle d’une morte à laquelle je l’ai volée. Le mal se niche, au reste, dans l’infime de mon hésitation. Fût-elle née d’un remords lié au concept de propriété que je pourrais encore implorer le pardon de saint Pierre ; mais elle n’est due, je le crains, qu’au temps nécessaire pour valider la praticabilité du méfait.
À une heure, Manuela passe à la loge déposer son gloutof.
— J’aurais voulu venir plus tôt, dit-elle, mais Mme de Broglie, elle me surveillait du coin.
Pour Manuela, le coin de l’œil est une incompréhensible précision.
En fait de gloutof, il y a, ébouriffant une débauche de papier de soie bleu nuit, un magnifique cake alsacien revisité par l’inspiration, des tartelettes au whisky si fines qu’on craint de les briser et des tuiles aux amandes bien caramélisées sur les bords. J’en bave instantanément
— Merci Manuela, dis-je, mais nous ne sommes que deux, vous savez.
— Vous n’avez qu’à commencer tout de suite, dit-elle.
— Merci encore, vraiment, di-sje, ça a dû vous prendre du temps.
— Taratata, dit Manuela. J’ai tout fait en double et Fernando vous remercie.
Journal du mouvement du monde n° 7
Cette tige brisée que pour vous j’ai aimée
Je me demande si je ne suis pas en train de me transformer en esthète contemplative. Avec une grosse tendance zen et, en même temps, un soupçon de Ronsard.
Je m’explique. C’est un « mouvement du monde » un peu spécial parce que ce n’est pas un mouvement du corps. Mais ce matin, en prenant mon petit déjeuner, j’ai vu un mouvement, THE mouvement. La perfection du mouvement. Hier (on était lundi), Mme Grémont, la femme de ménage, a apporté un bouquet de roses à maman. Mme Grémont a passé son dimanche chez sa sœur qui a un petit jardin ouvrier à Suresnes, un des derniers, et elle a rapporté un bouquet des premières roses de la saison : des roses jaunes, d’un beau jaune pâle du type primevère. D’après Mme Grémont, ce rosier s’appelle « The Pilgrim », « Le Pèlerin ». Rien que ça, ça m’a plu. C’est quand même plus élevé, plus poétique ou moins mièvre que d’appeler les rosiers « Madame Figaro » ou « Un amour de Proust » (je n’invente rien). Bon, on passera sur le fait que Mme Grémont offre des roses à maman. Toutes les deux, elles ont la même relation que toutes les bourgeoises progressistes avec leur femme de ménage, quoique maman soit persuadée qu’elle est un cas à part : une bonne vieille relation paternaliste tendance rose (on offre le café, on paye correctement, on ne réprimande jamais, on donne les vieux vêtements et les meubles cassés, on s’intéresse aux enfants et, en retour, on a droit à des bouquets de roses et des couvre-lits marron et beige au crochet). Mais ces roses-là... C’était quelque chose.
J’étais donc en train de prendre mon petit déjeuner et je regardais le bouquet sur le plan de travail de la cuisine. Je crois que je ne pensais à rien. C’est peut-être pour ça, d’ailleurs, que j’ai vu le mouvement ; peut-être que si j’avais été absorbée par autre chose, si la cuisine n’avait pas été silencieuse, si je n’avais pas été seule dans la cuisine, je n’aurais pas été suffisamment attentive. Mais j’étais seule et calme et vide. J’ai donc pu l’accueillir en moi.