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Il y a eu un petit bruit, enfin un frémissement de l’air qui a fait « shhhhh » très très très doucement : c’était un bouton de rose avec un petit bout de tige brisée qui tombait sur le plan de travail. Au moment où il l’a touché, ça a fait « peuf », un « peuf » du type ultrason, seulement pour les oreilles des souris ou pour les oreilles humaines quand tout est très très très silencieux. Je suis restée la cuillère en l’air, complètement saisie. C’était magnifique. Mais qu’est-ce qui était magnifique comme ça ? Je n’en revenais pas : c’était juste un bouton de rose au bout d’une tige brisée qui venait de tomber sur le plan de travail. Alors ?

J’ai compris en m’approchant et en regardant le bouton de rose immobile, qui avait terminé sa chute. C’est un truc qui a à voir avec le temps, pas avec l’espace. Oh bien sûr, c’est toujours joli, un bouton de rose qui vient de tomber gracieusement. C’est si artistique : on en peindrait à gogo ! Mais ce n’est pas ça qui explique THE mouvement. Le mouvement, cette chose qu’on croit spatiale...

Moi, en regardant tomber cette tige et ce bouton, j’ai intuitionné en un millième de seconde l’essence de la Beauté. Oui, moi, une mouflette de douze ans et demi, j’ai eu cette chance inouïe parce que, ce matin, toutes les conditions étaient réunies : esprit vide, maison calme, jolies roses, chute d’un bouton. Et c’est pour ça que j’ai pensé à Ronsard, sans trop comprendre au début : parce que c’est une question de temps et de roses. Parce que ce qui est beau, c’est ce qu’on saisit alors que ça passe. C’est la configuration éphémère des choses au moment où on en voit en même temps la beauté et la mort.

Aïe, aïe, aïe, je me suis dit, est-ce que ça veut dire que c’est comme ça qu’il faut mener sa vie ? Toujours en équilibre entre la beauté et la mort, le mouvement et sa disparition ?

C’est peut-être ça, être vivant : traquer des instants qui meurent.

8

A petites gorgées heureuses

Et puis nous sommes dimanche.

À quinze heures, je prends le chemin du quatrième. La robe prune est légèrement trop grande — une aubaine en ce jour de gloutof— et mon cœur est serré comme un chaton roulé en boule.

Entre le troisième et le quatrième étage, je me trouve nez à nez avec Sabine Pallières. Cela fait plusieurs jours que, lorsqu’elle me croise, elle toise ostensiblement et avec désapprobation mes cheveux vaporeux. On appréciera que j’aie renoncé à dissimuler au monde ma nouvelle apparence. Mais cette insistance me met mal à l’aise, quelque affranchie que je sois. Notre rencontre dominicale ne déroge pas à la règle.

— Bonjour, madame, dis-je, en continuant de gravir les marches.

Elle me répond d’un signe de tête sévère en considérant mon crâne puis, découvrant ma mise, s’arrête net sur une marche. Un vent de panique me soulève et perturbe la régulation de ma sudation, menaçant ma robe volée de l’infamie d’auréoles.

— Pouvez-vous, puisque vous montez, arroser les fleurs du palier ? me dit-elle d’un ton exaspéré.

Dois-je le rappeler ? Nous sommes dimanche.

— Ce sont des gâteaux ? demande-t-elle soudain.

Je porte sur un plateau les oeuvres de Manuela enveloppées de soie marine et je réalise que ma robe en est dissimulée de sorte que ce qui suscite la condamnation de Madame, ce ne sont point mes prétentions vestimentaires mais la gourmandise supposée de quelque hère.

— Oui, une livraison imprévue, dis-je.

— Eh bien, profitez-en pour arroser les fleurs, dit-elle et elle reprend sa descente irritée.

J’atteins le palier du quatrième et sonne avec difficulté car je porte aussi la cassette, mais Kakuro m’ouvre diligemment et se saisit dans l’instant de mon encombrant plateau.

— Oh la la, dit-il, vous ne plaisantiez pas, j’en salive d’avance.

— Vous remercierez Manuela, dis-je en le suivant à la cuisine.

— C’est vrai ? demande-t-il en dégageant le gloutof de son excès de soie bleue. C’est une véritable perle.

Je me rends soudain compte qu’il y a de la musique. Ce n’est pas très fort et ça émane de haut-parleurs invisibles qui diffusent le son dans toute la cuisine.

Thy hand, lovest soul, darkness shades me,

On thy bosom let me rest.

When I am laid in earth

May my wrongs create

No trouble in thy breast.

Remember me, remember me,

But ah ! forget my fate.

C’est la mort de Didon, dans le Didon et Énée de Purcell. Si vous voulez mon avis : la plus belle œuvre de chant au monde. Ce n’est pas seulement beau, c’est sublime et ça tient à l’enchaînement incroyablement dense des sons, comme s’ils étaient liés par une force invisible et comme si, tout en se distinguant, ils se fondaient les uns dans les autres, à la frontière de la voix humaine, presque dans le territoire de la plainte animale — mais avec une beauté que des cris des bêtes n’atteindront jamais, une beauté née de la subversion de l’articulation phonétique et de la transgression du soin que le langage verbal met d’ordinaire à distinguer les sons.

Briser les pas, fondre les sons.

L’Art, c’est la vie, mais sur un autre rythme

— Allons-y ! dit Kakuro qui a disposé tasses, théière, sucre et petites serviettes en papier sur un grand plateau noir.

Je le précède dans le couloir et, sur ses indications, ouvre la troisième porte sur la gauche.

— Vous avez un magnétoscope ? avais-je demandé à Kakuro Ozu.

— Oui, avait-il répondu avec un sourire sibyllin.

La troisième porte sur la gauche ouvre sur une salle de cinéma miniature. Il y a un grand écran blanc, un tas d’appareils brillants et énigmatiques, trois rangées de cinq vrais fauteuils de cinéma recouverts de velours bleu nuit, une longue table basse devant la première et des murs et un plafond tendus de soie sombre.

— En fait, c’était mon métier, dit Kakuro.

— Votre métier ?

— Pendant plus de trente ans, j’ai importé en Europe de la hi-fi de pointe, pour des grandes enseignes de luxe. C’est un commerce très lucratif — mais surtout merveilleusement ludique pour moi que tout gadget électronique passionne.

Je prends place sur un siège délicieusement rembourré et la séance commence.

Comment décrire ce moment de grande joie ? Nous regardons Les Sœurs Munakata sur un écran géant, dans une douce pénombre, le dos calé contre un dossier bien mou, en grignotant du gloutof et en buvant du thé brûlant à petites gorgées heureuses. De temps à autre, Kakuro arrête le film et nous commentons ensemble, à bâtons rompus, les camélias sur la mousse du temple et le destin des hommes quand la vie est trop dure. À deux reprises, je m’en vais saluer mon ami le Confutatis et je reviens dans la salle comme dans un lit chaud et douillet.