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C’est un hors-temps dans le temps... Quand ai-je pour la première fois ressenti cet abandon exquis qui n’est possible qu’à deux ? La quiétude que nous éprouvons lorsque nous sommes seuls, cette certitude de nous-mêmes dans la sérénité de la solitude ne sont rien en comparaison du laisser-aller, laisser-venir et laisser-parler qui se vit avec l’autre, en compagnie complice... Quand ai-je pour la première fois ressenti ce délassement heureux en présence d’un homme ?

Aujourd’hui, c’est la première fois.

9

Sanae

Lorsque, à dix-neuf heures, après avoir encore bien conversé en buvant du thé et alors que je m’apprête à prendre congé, nous repassons par le grand salon, je remarque, sur une table basse à côté d’un canapé, la photographie encadrée d’une très belle femme.

— C’était ma femme, dit doucement Kakuro en voyant que je l’observe. Elle est morte il y a dix ans, d’un cancer. Elle s’appelait Sanae.

— Je suis désolée, dis-je. C’était une... très belle femme.

— Oui, dit-il, très belle.

Un bref silence se fait.

— J’ai une fille, qui vit à Hong Kong, ajoute-t-il, et déjà deux petits-enfants.

— Ils doivent vous manquer, dis-je.

— J’y vais assez souvent. Je les aime beaucoup. Mon petit-fils, qui s’appelle Jack (son papa est anglais) et qui a sept ans, m’a dit au téléphone ce matin qu’il avait péché hier son premier poisson. C’est l’événement de la semaine, vous pensez !

Un nouveau silence.

— Vous êtes veuve vous-même, je crois, dit Kakuro en m’escortant dans le vestibule.

— Oui, dis je, je suis veuve depuis plus de quinze ans.

J’ai la gorge qui se serre.

— Mon mari s’appelait Lucien. Le cancer, aussi... Nous sommes devant la porte, nous nous regardons avec tristesse.

— Bonne nuit, Renée, dit Kakuro.

Et, un semblant de gaieté retrouvé :

— C’était une fantastique journée.

Un immense cafard fond sur moi à vitesse supersonique.

10

Sombres nuages

— Tu es une pauvre idiote, je me dis en enlevant la robe prune et en découvrant du glaçage au whisky sur une boutonnière. Qu’est-ce que tu croyais ? Tu n’es qu’une pauvre concierge. Il n’est pas d’amitié possible entre les classes. Et puis, que croyais-tu, pauvre folle ?

— Que croyais-tu, pauvre folle ? je ne cesse de me répéter en procédant aux ablutions du soir et en me glissant entre mes draps après une courte bataille avec Léon, qui ne souhaite pas céder de terrain.

Le beau visage de Sanae Ozu danse devant mes yeux fermés et je me fais l’impression d’une vieille chose soudain rappelée à une réalité sans joie.

Je m’endors le cœur inquiet.

Le lendemain matin, j’éprouve une sensation proche de la gueule de bois.

Pourtant, la semaine se passe comme un charme. Kakuro fait quelques primesautières apparitions en sollicitant mes dons d’arbitrage (glace ou sorbet ? Atlantique ou Méditerranée ?) et je retrouve le même plaisir à sa rafraîchissante compagnie, malgré les sombres nuages qui croisent silencieusement au-dessus de mon cœur. Manuela rigole bien en découvrant la robe prune et Paloma s’incruste dans le fauteuil de Léon.

— Plus tard, je serai concierge, déclare-t-elle à sa mère, qui me regarde avec un œil nouveau mâtiné de prudence lorsqu’elle s’en vient déposer sa progéniture à ma loge.

— Dieu t’en préserve, réponds-je avec un aimable sourire à Madame. Tu seras princesse.

Elle exhibe conjointement un tee-shirt rose bonbon assorti à ses nouvelles lunettes et un air pugnace de fille-qui-sera-concierge-envers-et-contre-tout-surtout-ma-mère.

— Qu’est-ce que ça sent ? demande Paloma.

Il y a un problème de canalisation dans ma salle de bains et ça pue comme dans une chambrée de bidasses. J’ai appelé le plombier il y a six jours mais il ne semblait pas plus enthousiaste que ça à l’idée de venir.

— Les égouts, dis je, peu disposée à développer la question.

— Échec du libéralisme, dit-elle comme si je n’avais nen répondu.

— Non, dis-je, c’est une canalisation bouchée.

— C’est bien ce que je vous dis, dit Paloma. Pourquoi le plombier n’est-il pas encore venu ?

— Parce qu’il a d’autres clients ?

— Pas du tout, rétorque-t-elle. La bonne réponse, c’est : parce qu’il n’y est pas obligé. Et pourquoi n’y est-il pas obligé ?

— Parce qu’il n’a pas assez de concurrents, dis-je.

— Et voilà, dit Paloma d’un air triomphant, il n’y a pas assez de régulation. Trop de cheminots, pas assez de plombiers. Personnellement, je préférerais le kolkhoze.

Hélas, interrompant ce passionnant dialogue, on frappe au carreau.

C’est Kakuro, avec un petit je-ne-sais-quoi de solennel.

Il entre et aperçoit Paloma.

— Oh, bonjour jeune fille, dit-il. Eh bien, Renée, je repasserai peut-être plus tard ?

— Si vous voulez, dis-je. Vous allez bien ?

— Oui, oui, répond-il.

Puis, prenant une résolution soudaine, il se jette à l’eau :

— Voulez-vous dîner avec moi demain soir ?

— Euh, dis-je, en sentant un grand sentiment d’affolement s’emparer de moi, c’est que...

C’est comme si les intuitions diffuses de ces derniers jours prenaient soudain corps.

— Je voudrais vous emmener dans un restaurant que j’aime beaucoup, poursuit-il avec la mine du chien qui espère son os.

— Au restaurant ? dis-je, de plus en plus affolée.

Sur ma gauche, Paloma fait un bruit de souris.

— Écoutez, dit Kakuro qui semble un peu gêné, je vous en prie sincèrement. C’est... c’est mon anniversaire demain et je serais heureux de vous avoir pour cavalière.

— Oh, dis-je, incapable d’en dire plus.

— Je pars chez ma fille lundi, je le fêterai là-bas en famille, bien sûr, mais... demain soir... si vous vouliez bien...

Il marque une petite pause, me regarde avec espoir. Est-ce une impression ? Il me paraît que Paloma s’essaie à l’apnée.

Un bref silence s’installe.

— Écoutez, dis-je, vraiment, je regrette. Je ne pense pas que ce soit une bonne idée.

— Mais pourquoi ça ? demande Kakuro, visiblement déconcerté.

— C’est très gentil, dis-je en raffermissant une voix qui a tendance au relâchement, je vous en suis très reconnaissante, mais je ne préfère pas, merci. Je suis sûre que vous avez des amis avec lesquels vous pourrez fêter l’occasion.

Kakuro me regarde, interdit.

— Je..., finit-il par dire, je... oui bien sûr mais... enfin... réellement, j’aimerais beaucoup... je ne vois pas

Il fronce les sourcils.

— Enfin, dit-il, je ne comprends pas.

— C’est mieux comme ça, dis-je, croyez-moi.

Et, le refoulant doucement vers la porte en marchant vers lui, j’ajoute :

— Nous aurons d’autres occasions de bavarder, j’en suis sûre.

Il bat en retraite de l’air du piéton qui a perdu son trottoir.