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En écoutant le consul parler, Alice blêmissait, son visage était d’une telle pâleur que Daldry finit par s’en inquiéter.

— Vous allez bien ? lui demanda-t-il en lui prenant la main.

— Vous voulez que je fasse appeler un médecin ? renchérit le consul.

— Non, ce n’est rien, balbutia-t-elle, continuez, je vous en prie.

— Au printemps 1916, l’ambassade d’Angleterre réussit à exfiltrer une centaine de ses ressortissants en les faisant embarquer secrètement à bord d’un cargo battant pavillon espagnol. L’Espagne était restée neutre, le navire franchit le détroit des Dardanelles et arriva sans encombre à Gibraltar. De là, nous avons perdu la trace de vos parents, mais votre présence atteste qu’ils ont réussi à regagner la mère patrie, sains et saufs. Voilà, mademoiselle, vous en savez désormais autant que moi…

— Qu’est-ce qu’il y a, Alice, demanda Daldry, vous avez l’air bouleversé ?

— C’est impossible, ânonna-t-elle.

Ses mains s’étaient mises à trembler.

— Mademoiselle, reprit le consul presque offusqué, je vous prie de croire au sérieux des renseignements que je viens de vous révéler…

— J’étais déjà née, dit-elle, je me trouvais forcément avec eux.

Le consul regarda Alice, l’air circonspect.

— Si vous le dites, mais cela m’étonne, nous n’avons aucune trace de vous dans les registres et mains courantes que nous avons consultés. Votre père ne vous avait peut-être pas signalée à nos services.

— Son père serait venu chercher protection auprès de l’ambassade pour sa femme et lui, et aurait omis de signaler la présence de leur fille unique ? Cela m’étonnerait beaucoup, intervint Daldry. Êtes-vous sûr, monsieur le consul, que les enfants apparaissaient dans vos registres ?

— Enfin, monsieur Daldry, pour qui nous prenez-vous ? Nous sommes un pays civilisé. Bien entendu que les enfants étaient inscrits avec leurs parents.

— Alors, dit Daldry en se tournant vers Alice, il est possible que votre père ait volontairement omis de signaler votre présence de peur que l’on juge ce rapatriement trop aventureux pour un enfant en bas âge.

— Certainement pas, protesta vivement le consul. Les femmes et les enfants d’abord ! J’en ai pour preuve que, parmi les familles embarquées à bord de ce cargo espagnol, se trouvaient des enfants, et ils étaient prioritaires.

— Alors, dans ce cas, ne gâchons pas ce moment en nous tracassant pour des motifs qui ne le méritent probablement pas. Monsieur le consul, je ne sais comment vous remercier, les informations que vous venez de nous donner dépassent de loin nos espérances…

— Et je ne me souviendrais de rien ? murmura Alice en interrompant Daldry, pas le moindre souvenir ?

— Je ne veux pas être indiscret et encore moins indélicat, mais quel âge aviez-vous, mademoiselle Pendelbury ?

— J’ai eu quatre ans le 25 mars 1915.

— Et donc cinq au commencement du printemps 1916. J’ai beau vouer la plus grande affection à mes parents, je leur serai reconnaissant toute ma vie de l’éducation et de l’amour qu’ils m’ont donnés, je serais bien incapable de me souvenir de quoi que ce soit qui remonte à un si jeune âge, dit le consul en tapotant la main d’Alice. Bien, j’espère avoir rempli ma mission et satisfait votre demande. Si je peux vous être d’une quelconque autre utilité, n’hésitez pas à venir me rendre visite, vous savez où se trouve notre consulat. Maintenant il faut que je vous laisse, je vais être en retard.

— Vous vous souvenez de leur adresse ?

— Je l’ai notée sur un bout de papier, me doutant que vous me poseriez cette question. Attendez, dit le consul en fouillant la poche intérieure de sa veste, la voilà… Ils vivaient tout près d’ici, dans l’ancienne grande rue de Péra, rebaptisée rue Isklital, et plus précisément au second étage de la cité Roumélie, c’est juste à côté du fameux passage des fleurs.

Le consul baisa la main d’Alice et se leva.

— Auriez-vous l’obligeance, dit-il en s’adressant à Daldry, de me raccompagner jusqu’à la porte de l’hôtel, j’aurais deux petits mots à vous dire, rien d’important.

Daldry se leva et suivit le consul qui mettait son manteau. Ils traversèrent le hall, le consul s’arrêta devant la réception et s’adressa à Daldry.

— Pendant que je faisais ces recherches pour votre amie, j’ai, par pure curiosité, recherché également la présence d’un Finch, au ministère des Affaires étrangères.

— Ah ?

— Eh oui… et le seul employé qui réponde au nom de Finch est stagiaire au service du courrier, il ne peut en aucun cas s’agir de votre oncle, n’est-ce pas ?

— Je ne le pense pas, en effet, répondit Daldry en examinant le bout de ses chaussures.

— C’est en effet ce qu’il me semblait. Je vous souhaite un agréable séjour à Istanbul, monsieur Finch-Daldry, dit le consul avant de s’engouffrer dans le tourniquet de la porte à tambour.

10.

Daldry avait rejoint Alice au bar. Depuis une demi-heure qu’il se tenait près d’elle, elle observait le piano noir dans l’angle du salon, sans dire un mot.

— Si vous le souhaitez, nous pourrions aller faire un tour demain en bas de l’immeuble de la cité Roumélie ? suggéra Daldry.

— Pourquoi ne m’ont-ils jamais parlé de cette époque ?

— Je n’en sais rien, Alice, peut-être voulaient-ils vous protéger ? Ils ont dû vivre ici des moments terriblement angoissants. Peut-être étaient-ce pour eux des souvenirs trop pénibles à partager. Mon père avait fait la Grande Guerre et il ne voulait jamais en parler.

— Et pourquoi ne pas m’avoir déclarée à l’ambassade ?

— Peut-être l’ont-ils fait, et l’employé responsable du recensement des ressortissants britanniques n’aura pas correctement accompli son travail. Dans la tourmente de l’époque, il était peut-être dépassé par les événements.

— Cela fait beaucoup de « peut-être », vous ne trouvez pas ?

— Oui, cela en fait beaucoup, mais que puis-je vous dire d’autre ? Nous n’étions pas là.

— Si, justement, moi j’y étais.

— Enquêtons, si vous le voulez.

— Comment ?

— En interrogeant le voisinage, qui sait si quelqu’un se souviendra d’eux ?

— Presque quarante ans plus tard ?

— Nous ne sommes pas à l’abri d’un petit coup de pouce de la chance. Puisque nous avons engagé le meilleur guide d’Istanbul, demandons-lui de nous aider, les jours à venir promettent d’être passionnants…

— Vous voulez mettre Can à contribution ?

— Pourquoi pas ? D’ailleurs, il ne devrait pas tarder, après le spectacle nous pourrons l’inviter à notre table.