– Vous venez, Beautrelet ?
– Oui. Oui.
– Mais non, vous ne venez pas… Qu’est-ce que vous avez ?
Il lui saisit la main. Elle était glacée, et il s’aperçut que le jeune homme était accroupi sur le parquet.
– Qu’est-ce que vous avez ? répéta-t-il.
– Rien… ça passera.
– Mais enfin…
– J’ai peur…
– Vous avez peur !
— Oui, avoua Beautrelet ingénument… ce sont mes nerfs qui flanchent… j’arrive souvent à les commander… mais aujourd’hui, le silence… l’émotion… Et puis, depuis le coup de couteau de ce greffier… Mais ça va passer… tenez, ça passe…
Il réussit, en effet, à se lever, et Valméras l’entraîna hors de la chambre. Ils suivirent à tâtons un couloir, et si doucement, que chacun d’eux ne percevait pas la présence de l’autre. Une faible lueur cependant semblait éclairer le vestibule vers lequel ils se dirigeaient. Valméras passa la tête. C’était une veilleuse placée au bas de l’escalier, sur un guéridon que l’on apercevait à travers les branches frêles d’un palmier.
– Halte ! souffla Valméras.
Près de la veilleuse, il y avait un homme en faction, debout, qui tenait un fusil. Les avait-il vus ? Peut-être. Du moins quelque chose dut l’inquiéter, car il épaula.
Beautrelet était tombé à genoux contre la caisse d’un arbuste et il ne bougeait plus, le cœur comme déchaîné dans sa poitrine. Cependant le silence et l’immobilité des choses rassurèrent l’homme en faction. Il baissa son arme. Mais sa tête resta tournée vers la caisse de l’arbuste.
D’effrayantes minutes s’écoulèrent, dix, quinze. Un rayon de lune s’était glissé par une fenêtre de l’escalier. Et soudain Beautrelet s’avisa que le rayon se déplaçait insensiblement et que, avant quinze autres, dix autres minutes, il serait sur lui, l’éclairant en pleine face. Des gouttes de sueur tombèrent de son visage sur ses mains tremblantes.
Son angoisse était telle qu’il fut sur le point de se relever et de s’enfuir Mais, se souvenant que Valméras était là, il le chercha des yeux, et il fut stupéfait de le voir, ou plutôt de le deviner qui rampait dans les ténèbres a l’abri des arbustes et des statues. Déjà il atteignait le bas de l’escalier, à hauteur, à quelques pas, de l’homme. Qu’allait-il faire ? Passer quand même ? Monter seul à la délivrance du prisonnier ? Mais pourrait-il passer ? Beautrelet ne le voyait plus et il avait l’impression que quelque chose allait s’accomplir, une chose que le silence, plus lourd, plus terrible, semblait pressentir aussi.
Et brusquement une ombre qui bondit sur l’homme, la veilleuse qui s’éteint, le bruit d’une lutte… Beautrelet accourut. Les deux corps avaient roulé sur les dalles. Il voulut se pencher. Mais il entendit un gémissement rauque, un soupir, et aussitôt un des adversaires se releva qui lui saisit le bras.
– Vite… Allons-y.
C’était Valméras.
Ils montèrent deux étages et débouchèrent à l’entrée d’un corridor qu’un tapis recouvrait.
– À droite, souffla Valméras… la quatrième chambre sur la gauche.
Bientôt ils trouvèrent la porte de cette chambre. Comme ils s’y attendaient, le captif était enfermé à clef. Il leur fallut une demi-heure, une demi-heure d’efforts étouffés, de tentatives assourdies pour forcer la serrure. Enfin ils entrèrent. À tâtons, Beautrelet découvrit le lit. Son père dormait. Il le réveilla doucement.
– C’est moi, Isidore… et un ami… Ne crains rien… lève-toi… pas un mot…
Le père s’habilla, mais au moment de sortir, il leur dit à voix basse :
– Je ne suis pas seul dans le château…
– Ah ! qui ? Ganimard ? Sholmès ?
– Non… du moins je ne les ai pas vus.
– Alors ?
– Une jeune fille.
– Mlle de Saint-Véran, sans aucun doute ?
– Je ne sais pas… je l’ai aperçue de loin plusieurs fois dans le parc… et puis, en me penchant de ma fenêtre, je vois la sienne… Elle m’a fait des signaux.
– Tu sais où est sa chambre ?
– Oui, dans ce couloir, la troisième à droite.
– La chambre bleue, murmura Valméras. La porte est à deux battants, nous aurons moins de mal.
Très vite, en effet, l’un des battants céda. Ce fut le père Beautrelet qui se chargea de prévenir la jeune fille.
Dix minutes après il sortait de la chambre avec elle et disait à son fils :
– Tu avais raison… Mlle de Saint-Véran.
Ils descendirent tous quatre. Au bas de l’escalier, Valméras s’arrêta et se pencha sur l’homme, puis les entraînant vers la chambre de la terrasse :
– Il n’est pas mort, il vivra.
– Ah ! fit Beautrelet avec soulagement.
– Par bonheur, la lame de mon couteau a plié… le coup n’est pas mortel. Et puis quoi, ces coquins ne méritent pas de pitié.
Dehors, ils furent accueillis par les deux chiens qui les accompagnèrent jusqu’à la poterne. Là, Beautrelet retrouva ses deux amis. La petite troupe sortit du parc. Il était trois heures du matin.
Cette première victoire ne pouvait suffire à Beautrelet. Dès qu’il eut installé son père et la jeune fille, il les interrogea sur les gens qui résidaient au château, et en particulier sur les habitudes d’Arsène Lupin. Il apprit ainsi que Lupin ne venait que tous les trois ou quatre jours, arrivant le soir en automobile et repartant dès le matin. À chacun de ses voyages, il rendait visite aux deux prisonniers, et tous deux s’accordaient à louer ses égards et son extrême affabilité. Pour l’instant il ne devait pas se trouver au château.
En dehors de lui, ils n’avaient jamais vu qu’une vieille femme, préposée à la cuisine et au ménage, et deux hommes qui les surveillaient tour à tour et qui ne leur parlaient point, deux subalternes évidemment, à en juger d’après leurs façons et leurs physionomies.
– Deux complices tout de même, conclut Beautrelet, ou plutôt trois, avec la vieille femme. C’est gibier qui n’est pas à dédaigner. Et si nous ne perdons pas de temps…
Il sauta sur une bicyclette, fila jusqu’au bourg d’Éguzon, réveilla la gendarmerie, mit tout le monde en branle, fit sonner le boute-selle et revint à Crozant à huit heures, suivi du brigadier et de six gendarmes.
Deux de ces hommes restèrent en faction auprès de la roulotte. Deux autres s’établirent devant la poterne. Les quatre derniers, commandés par leur chef et accompagnés de Beautrelet et de Valméras, se dirigèrent vers l’entrée principale du château. Trop tard. La porte était grande ouverte. Un paysan leur dit qu’une heure auparavant il avait vu sortir du château une automobile.
De fait, la perquisition ne donna aucun résultat. Selon toute probabilité, la bande avait dû s’installer là en camp volant. On trouva quelques hardes, un peu de linge, des ustensiles de ménage, et c’est tout.
Ce qui étonna davantage Beautrelet et Valméras, ce fut la disparition du blessé. Ils ne purent relever la moindre trace de lutte, pas même une goutte de sang sur les dalles du vestibule.
Somme toute, aucun témoignage matériel n’aurait pu prouver le passage de Lupin au château de l’Aiguille, et l’on aurait eu le droit de récuser les assertions de Beautreletet de son père, de Valméras et de Mlle de Saint-Véran, si l’on n’avait fini par découvrir, dans une chambre contiguë à celle que la jeune fille occupait, une demi-douzaine de bouquets admirables auxquels était épinglée la carte d’Arsène Lupin. Bouquets dédaignés par elle, flétris, oubliés… L’un d’eux, outre la carte, portait une lettre que Raymonde n’avait pas vue. L’après-midi, quand cette lettre eut été décachetée par le juge d’instruction, on y trouva dix pages de prières, de supplications, de promesses, de menaces, de désespoir, toute la folie d’un amour qui n’a connu que mépris et répulsion. Et la lettre se terminait ainsi : « Je viendrai mardi soir, Raymonde. D’ici là, réfléchissez. Pour moi, je suis résolu à tout. »
Mardi soir, c’était le soir même de ce jour où Beautrelet venait de délivrer Mlle de Saint-Véran.
On se rappelle la formidable explosion de surprise et d’enthousiasme qui éclata dans le monde entier à la nouvelle de ce dénouement imprévu : Mlle de Saint-Véran libre ! La jeune fille que convoitait Lupin, pour laquelle il avait machiné ses plus machiavéliques combinaisons, arrachée à ses griffes ! Libre aussi le père de Beautrelet, celui que Lupin, dans son désir exagéré d’un armistice que nécessitaient les exigences de sa passion, celui que Lupin avait choisi comme otage. Libres tous deux, les deux prisonniers !