Et le secret de l’Aiguille, que l’on avait cru impénétrable, connu, publié, jeté aux quatre coins de l’univers !
Vraiment la foule s’amusa. On chansonna l’aventurier vaincu. « Les amours de Lupin. » « Les sanglots d’Arsène !… » « Le cambrioleur amoureux. » « La complainte du pickpocket » Cela se criait sur les boulevards, cela se fredonnait à l’atelier.
Pressée de questions, poursuivie par les interviewers, Raymonde répondit avec la plus extrême réserve. Mais la lettre était là, et les bouquets de fleurs, et toute la pitoyable aventure ! Lupin, bafoué, ridiculisé, dégringola de son piédestal. Et Beautrelet fut l’idole. Il avait tout vu, tout prédit, tout élucidé. La déposition que Mlle de Saint-Véran fit devant le juge d’instruction au sujet de son enlèvement, confirma l’hypothèse qu’avait imaginée le jeune homme. Sur tous les points, la réalité semblait se soumettre à ce qu’il la décrétait au préalable. Lupin avait trouvé son maître.
Beautrelet exigea que son père, avant de retourner dans ses montagnes de Savoie, prît quelques mois de repos au soleil, et il le conduisit lui-même, ainsi que Mlle de Saint-Véran, aux environs de Nice, où le comte de Gesvres et sa fille Suzanne étaient installés pour passer l’hiver. Le surlendemain, Valméras amenait sa mère auprès de ses nouveaux amis, et ils composèrent ainsi une petite colonie, groupée autour de la villa de Gesvres, et sur laquelle veillaient nuit et jour une demi-douzaine d’hommes engagés par le comte.
Au début d’octobre, Beautrelet, élève de rhétorique, alla reprendre à Paris le cours de ses études et préparer ses examens. Et la vie recommença, calme cette fois et sans incidents. Que pouvait-il d’ailleurs se passer ? La guerre n’était-elle pas finie ?
Lupin devait en avoir de son côté la sensation bien nette, et qu’il n’y avait plus pour lui qu’à se résigner au fait accompli, car un beau jour ses deux autres victimes, Ganimard et Herlock Sholmès, réapparurent. Leur retour à la vie de ce monde manqua, du reste, totalement de prestige. Ce fut un chiffonnier qui les ramassa, Quai des Orfèvres, en face de la Préfecture de police, et tous deux endormis et ligotés.
Après une semaine de complet ahurissement, ils parvinrent à reprendre la direction de leurs idées et racontèrent – ou plutôt Ganimard raconta, car Sholmès s’enferma dans un mutisme farouche – qu’ils avaient accompli, à bord du yacht l’Hirondelle, un voyage de circumnavigation autour de l’Afrique, voyage charmant, instructif, où ils pouvaient se considérer comme libres, sauf à certaines heures qu’ils passaient à fond de cale, tandis que l’équipage descendait dans des ports exotiques. Quant à leur atterrissage au quai des Orfèvres, ils ne se souvenaient de rien, endormis sans doute depuis plusieurs jours.
Cette mise en liberté, c’était l’aveu de la défaite. Et, en ne luttant plus, Lupin la proclamait sans restriction.
Un événement, d’ailleurs, la rendit encore plus éclatante : ce furent les fiançailles de Louis Valméras et de Mlle de Saint-Véran. Dans l’intimité que créaient entre eux les conditions actuelles de leur existence, les deux jeunes gens s’éprirent l’un de l’autre. Valméras aima le charme mélancolique de Raymonde, et celle-ci, blessée par la vie, avide de protection, subit la force et l’énergie de celui qui avait contribué si vaillamment à son salut.
On attendit le jour du mariage avec une certaine anxiété. Lupin ne chercherait-il pas à reprendre l’offensive ? Accepterait-il de bonne grâce la perte irrémédiable de la femme qu’il aimait ? Deux ou trois fois on vit rôder autour de la villa des individus à mine suspecte, et Valméras eut même à se défendre, un soir, contre un soi-disant ivrogne qui tira sur lui un coup de pistolet, et traversa son chapeau d’une balle. Mais somme toute, la cérémonie s’accomplit au jour et à l’heure fixés, et Raymonde de Saint-Véran devint Mme Louis Valméras.
C’était comme si le destin lui-même eût pris parti pour Beautrelet et contresigné le bulletin de victoire. La foule le sentit si bien que ce fut à ce moment que jaillit, parmi ses admirateurs, l’idée d’un grand banquet où l’on célébrerait son triomphe et l’écrasement de Lupin. Idée merveilleuse et qui suscita l’enthousiasme. En quinze jours, trois cents adhésions furent réunies. On lança des invitations aux lycées de Paris, à raison de deux élèves par classe de rhétorique. La presse entonna des hymnes. Et le banquet fut ce qu’il ne pouvait manquer d’être, une apothéose.
Mais une apothéose charmante et simple, parce que Beautrelet en était le héros. Sa présence suffit à remettre les choses au point. Il se montra modeste comme à l’ordinaire, un peu surpris des bravos excessifs, un peu gêné des éloges hyperboliques où l’on affirmait sa supériorité sur les plus illustres policiers… un peu gêné, mais aussi très ému. Il le dit en quelques paroles qui plurent à tous et avec le trouble d’un enfant qui rougit d’être regardé. Il dit sa joie, il dit sa fierté. Et vraiment, si raisonnable, si maître de lui qu’il fût, il connut là des minutes d’ivresse inoubliables. Il souriait à ses amis, à ses camarades de Janson, à Valméras, venu spécialement pour l’applaudir, à M. de Gesvres, à son père.
Or, comme il finissait de parler et qu’il tenait encore son verre en main, un bruit de voix se fit entendre à l’extrémité de la salle, et l’on vit quelqu’un qui gesticulait en agitant un journal. On rétablit le silence, l’importun se rassit, mais un frémissement de curiosité se propageait tout autour de la table, le journal passait de main en main, et chaque fois qu’un des convives jetait les yeux sur la page offerte, c’étaient des exclamations.
– Lisez ! lisez ! criait-on du côté opposé.
À la table d’honneur on se leva. Le père Beautrelet alla prendre le journal et le tendit à son fils.
– Lisez ! lisez ! cria-t-on plus fort.
Et d’autres proféraient :
– Écoutez donc ! il va lire… écoutez !
Beautrelet, debout, face au public, cherchait des yeux, dans le journal du soir que son père lui avait donné, l’article qui suscitait un tel vacarme, et soudain, ayant aperçu un titre souligné au crayon bleu, il leva la main pour réclamer le silence, et il lut d’une voix que l’émotion altérait de plus en plus ces révélations stupéfiantes qui réduisaient à néant tous ses efforts, bouleversaient ses idées sur l’Aiguille creuse et marquaient la vanité de sa lutte contre Arsène Lupin :
« Lettre ouverte de M. Massiban, de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.
« Monsieur le Directeur,
« Le 17 mars 1679 – je dis bien 1679, c’est-à-dire sous Louis XIV – un tout petit livre fut publié à Paris avec ce titre :
LE MYSTÈRE DE L’AIGUILLE CREUSE
Toute la vérité dénoncée pour la première fois. Cent exemplaires imprimés par moi-même et pour l’instruction de la Cour
« À neuf heures du matin, ce jour du 17 mars, l’auteur, un très jeune homme, bien vêtu, dont on ignore le nom, se mit à déposer ce livre chez les principaux personnages de la Cour. À dix heures, alors qu’il avait accompli quatre de ces démarches, il était arrêté par un capitaine des gardes, lequel l’amenait dans le cabinet du roi et repartait aussitôt à la recherche des quatre exemplaires distribués. Quand les cent exemplaires furent réunis, comptés, feuilletés avec soin et vérifiés, le roi les jeta lui-même au feu, sauf un qu’il conserva par-devers lui. Puis il chargea le capitaine des gardes de conduire l’auteur du livre à M. de Saint-Mars, lequel Saint-Mars enferma son prisonnier d’abord à Pignerol, puis dans la forteresse de l’île Sainte-Marguerite. Cet homme n’était autre évidemment que le fameux homme au Masque de fer.
« Jamais la vérité n’eût été connue, ou du moins une partie de la vérité, si le capitaine des gardes qui avait assisté à l’entrevue, profitant d’un moment où le roi s’était détourné, n’avait eu la tentation de retirer de la cheminée, avant que le feu ne l’atteignît, un autre des exemplaires. Six mois après, ce capitaine fut ramassé sur la grand-route de Gaillon à Mantes. Ses assassins l’avaient dépouillé de tous ses vêtements, oubliant toutefois dans sa poche droite un bijou que l’on y découvrit par la suite, un diamant de la plus belle eau, d’une valeur considérable.