« Dans ses papiers, on retrouva une note manuscrite. Il n’y parlait point du livre arraché aux flammes, mais il donnait un résumé des premiers chapitres. Il s’agissait d’un secret qui fut connu des rois d’Angleterre, perdu par eux au moment où la couronne du pauvre fou Henri VI passa sur la tête du duc d’York, dévoilé au roi de France Charles VII par Jeanne d’Arc, et qui, devenu secret d’État, fut transmis de souverain en souverain par une lettre chaque fois recachetée, que l’on trouvait au lit de mort du défunt avec cette mention : « Pour le roy de France. » Ce secret concernait l’existence et déterminait l’emplacement d’un trésor formidable, possédé par les rois, et qui s’accroissait de siècle en siècle.
« Mais cent quatorze ans plus tard, Louis XVI, prisonnier au Temple, prit à part l’un des officiers qui étaient chargés de surveiller la famille royale et lui dit :
« – Monsieur, vous n’aviez pas, sous mon aïeul, le grand roi, un ancêtre qui servait comme capitaine des gardes ?
« – Oui, sire.
« – Eh bien, seriez-vous homme… seriez-vous homme…
« Il hésita. L’officier acheva la phrase.
« – À ne pas vous trahir ? Oh ! sire…
« – Alors, écoutez-moi.
« Le roi tira de sa poche un petit livre dont il arracha l’une des dernières pages. Mais, se ravisant :
« – Non, il vaut mieux que je copie…
« Il prit une grande feuille de papier qu’il déchira de façon à ne garder qu’un petit espace rectangulaire sur lequel il copia cinq lignes de points, de lignes et de chiffres que portait la page imprimée. Puis ayant brûlé celle-ci, il plia en quatre la feuille manuscrite, la cacheta de cire rouge et la donna.
« Monsieur, après ma mort, vous remettrez cela à la reine, et vous lui direz : « De la part du roi, Madame… pour votre Majesté et pour son fils… » Si elle ne comprend pas…
« – Si elle ne comprend pas ?…
« – Vous ajouterez « Il s’agit du secret de l’Aiguille. » La reine comprendra.
« Ayant parlé, il jeta le livre parmi les braises qui rougissaient dans l’âtre.
« Le 21 janvier, il montait sur l’échafaud.
« Il fallut deux mois à l’officier, par suite du transfert de la reine à la Conciergerie, pour accomplir la mission dont il était chargé. Enfin, à force d’intrigues sournoises, il réussit un jour à se trouver en présence de Marie-Antoinette. Il lui dit de manière qu’elle pût tout juste entendre :
« – De la part du feu roi, Madame, pour Votre Majesté et son fils.
« Et il lui offrit la lettre cachetée.
« Elle s’assura que les gardiens ne pouvaient la voir, brisa les cachets, sembla surprise à la vue de ces lignes indéchiffrables, puis, tout de suite, parut comprendre. Elle sourit amèrement, et l’officier perçut ces mots :
« – Pourquoi si tard ?
« Elle hésita. Où cacher ce document dangereux ? Enfin, elle ouvrit son livre d’heures et, dans une sorte de poche secrète pratiquée entre le cuir de reliure et le parchemin qui le recouvrait, elle glissa la feuille de papier.
« – Pourquoi si tard ?… avait-elle dit.
« Il est probable, en effet, que ce document, s’il avait pu lui apporter le salut, arrivait trop tard, car, au mois d’octobre suivant, la reine Marie-Antoinette, à son tour, montait sur l’échafaud.
« Or, cet officier, en feuilletant les papiers de sa famille, trouva la note manuscrite de son arrière-grand-père, le capitaine des gardes de Louis XIV. À partir de ce moment, il n’eut plus qu’une idée, c’est de consacrer ses loisirs à élucider cet étrange problème. Il lut tous les auteurs latins, parcourut toutes les chroniques de France et celles des pays voisins, s’introduisit dans les monastères, déchiffra les livres de comptes, les cartulaires, les traités, et il put ainsi retrouver certaines citations éparses à travers les âges.
« Au livre III des Commentaires de César sur la guerre des Gaules, il est raconté qu’après la défaite de Viridovix par G. Titulius Sabinus, le chef des Calètes fut mené devant César et que, pour sa rançon, il dévoila le secret de l’Aiguille…
« Le traité de Saint-Clair-sur-Epte, entre Charles le Simple et Roll, chef des barbares du Nord, fait suivre le nom de Roll de tous ses titres, parmi lesquels nous lisons maître du secret de l’Aiguille.
« La chronique saxonne (édition de Gibson, page 134) parlant de Guillaume-à-la-grande-vigueur (Guillaume le Conquérant) raconte que la hampe de son étendard se terminait en pointe acérée et percée d’une fente à la façon d’une aiguille…
« Dans une phrase assez ambiguë de son interrogatoire, Jeanne d’Arc avoue qu’elle a encore une chose secrète à dire au roi de France, à quoi ses juges répondent : « Oui, nous savons de quoi il est question, et c’est pourquoi, Jeanne, vous périrez. »
« – Par la vertu de l’Aiguille, jure quelquefois le bon roi Henri IV.
« Auparavant, François Ier, haranguant les notables du Havre en 1520, prononça cette phrase que nous transmet le journal d’un bourgeois d’Honfleur :
« Les rois de France portent des secrets qui règlent la conduite des choses et le sort des villes.
« Toutes ces citations, Monsieur le Directeur, tous les récits qui concernent le Masque de fer, le capitaine des gardes et son arrière-petit-fils, je les ai retrouvés aujourd’hui dans une brochure écrite précisément par cet arrière-petit-fils et publiée en juin 1815, la veille ou le lendemain de Waterloo, c’est-à-dire en une période de bouleversements où les révélations qu’elle contenait devaient passer inaperçues.
« Que vaut cette brochure ? Rien, me direz-vous, et nous ne devons lui accorder aucune créance. C’est là ma première impression ; mais quelle ne fut pas ma stupeur, en ouvrant les Commentaires de César au chapitre indiqué, d’y découvrir la phrase relevée dans la brochure ! Même constatation en ce qui concerne le traité de Saint-Clair-sur-Epte, la chronique saxonne, l’interrogatoire de Jeanne d’Arc, bref tout ce qu’il m’a été possible de vérifier jusqu’ici.
« Enfin, il est un fait plus précis encore que relate l’auteur de la brochure de 1815. Pendant la campagne de France, officier de Napoléon, il sonna un soir, son cheval ayant crevé, à la porte d’un château où il fut reçu par un vieux chevalier de Saint-Louis. Et il apprit coup sur coup en causant avec le vieillard que ce château, situé au bord de la Creuse, s’appelait le château de l’Aiguille, qu’il avait été construit et baptisé par Louis XIV, et que, sur son ordre exprès, il avait été orné de clochetons et d’une flèche qui figurait l’aiguille. Comme date il portait, il doit porter encore 1680.
« 1680 ! Un an après la publication du livre et l’emprisonnement du Masque de fer. Tout s’expliquait : Louis XIV, prévoyant que le secret pouvait s’ébruiter, avait construit et baptisé ce château pour offrir aux curieux une explication naturelle de l’antique mystère. L’Aiguille creuse ? Un château à clochetons pointus, situé au bord de la Creuse et appartenant au roi. Du coup on croyait connaître le mot de l’énigme et les recherches cessaient !
« Le calcul était juste, puisque, plus de deux siècles après, M. Beautrelet est tombé dans le piège. Et c’est là, Monsieur le Directeur, que je voulais en venir en écrivant cette lettre. Si Lupin sous le nom d’Anfredi a loué à M. Valméras le château de l’Aiguille au bord de la Creuse, s’il a logé là ses deux prisonniers, c’est qu’il admettait le succès des inévitables recherches de M. Beautrelet, et que, dans le but d’obtenir la paix qu’il avait demandée, il tendait précisément à M. Beautrelet ce que nous pouvons appeler le piège historique de Louis XIV.