De fait, la France est devenue autre.
68.
De 1963 à 1968, la France se déploie.
C'est comme si la sève nationale, détournée ou contenue et accumulée depuis plus d'une décennie, jaillissait, maintenant que le verrou « algérien » a sauté, et irriguait le corps entier du pays.
Et de Gaulle, dans tous les domaines, pousse la nation en avant puisque, pour lui, « la France ne peut être la France sans la grandeur ».
Rien, dans la Constitution de la Ve République, ne peut, après 1962, l'entraver. Il bénéficie d'un domaine réservé, la politique étrangère, et n'est pas responsable devant le Parlement, où il dispose d'ailleurs d'une majorité disciplinée.
Les alliés de l'UNR (le parti gaulliste) que sont les héritiers des familles modérée et démocrate-chrétienne – le « centre » et, à partir de 1966-1967, les Républicains indépendants de Valéry Giscard d'Estaing – ne deviendront des partenaires critiques (« Oui... mais ») qu'au moment où le soutien populaire au Général s'effritera.
Car de Gaulle, qui dispose de la liberté d'agir d'un monarque, est un républicain intransigeant qui, s'il conteste le jeu des partis politiques et exige des députés qu'ils approuvent sa politique, n'avance que s'il est assuré de l'approbation populaire.
On l'a vu à chaque étape du règlement de la tragédie algérienne.
On le vérifie après 1963 : non seulement il accepte et suscite le verdict électoral, mais il multiplie les rencontres avec le peuple.
Le Verbe et le Corps du monarque républicain deviennent ainsi des éléments importants du fonctionnement politique.
Les conférences de presse – télévisées, radiodiffusées –, les voyages nombreux dans tous les départements, ce Corps et ce Verbe présents, les contacts lors des « bains de foule », participent de cette recherche d'une communication directe avec le peuple, presque d'une communion.
L'élection présidentielle au suffrage universel direct est une sorte de sacre démocratique et laïque du président.
La première a lieu les 5 et 19 décembre 1965.
Décisive, elle l'est d'abord par le nouveau paysage politique qu'elle met en place.
Aux côtés du candidat du centre, Jean Lecanuet, la gauche présente François Mitterrand, qui a obtenu le soutien des communistes.
Venu de la droite, celui-ci – contrairement à une partie de la gauche, et notamment Pierre Mendès France – a compris que l'élection présidentielle conduisait à la bipolarisation. Il a donc eu le courage politique de commettre la transgression majeure : s'allier aux communistes.
Grâce à la présence de Lecanuet – 15,57 % des voix – qui draine les voix du centre hostile à de Gaulle, considéré comme un nationaliste antieuropéen, Mitterrand réussit, avec 32 % des voix, à mettre de Gaulle en ballottage.
La signification de ce premier tour est claire : les partis politiques et, derrière eux, un nombre important de Français ne jugent plus nécessaire, puisque la crise algérienne est dénouée, la présence au pouvoir de De Gaulle.
Les politiciens ont hâte de retrouver une pratique constitutionnelle qui leur permette de se livrer à leurs jeux, censés exprimer la démocratie parlementaire.
Et le « peuple », plutôt que d'entendre évoquer la grandeur de la France, souhaiterait que sa vie quotidienne soit améliorée par une hausse des salaires.
Une longue grève des mineurs – mars 1963 – a montré la profondeur des insatisfactions ouvrières.
C'est que la France change vite, et cette mutation crée des inquiétudes, des déracinements.
Des villes nouvelles sortent de terre. Les premiers hypermarchés ouvrent. Un collège nouveau est inauguré chaque jour. Télévision, radio (Europe n° 1), nouvelles émissions, nouvelles mœurs, nouveaux « news magazines », modifient les manières de penser des couches populaires, mais aussi des nouveaux salariés du « tertiaire », employés et cadres urbanisés.
Ceux qui sont nés pendant la guerre ou lors du baby-boom des années 1946-1950 n'ont pas pour repères la Résistance ou la collaboration, de Gaulle ou Pétain. Quand on les interroge, ils répondent : « Hitler ? Connais pas. »
Les plus jeunes – les adolescents d'une quinzaine d'années en 1963 – sont encore plus « décalés » par rapport à ce que représentent de Gaulle et le gaullisme, ou même la classe politique issue le plus souvent de la Résistance et de la guerre.
Mitterrand était à Vichy, puis dans la Résistance, Giscard d'Estaing a fait la campagne d'Allemagne en 1945, Chaban-Delmas a participé à la libération de Paris comme jeune général délégué de De Gaulle, Messmer a été un héroïque officier de la France libre.
Les jeunes gens qui écoutent l'émission « Salut les copains » sur Europe n° 1, acclament Johnny Hallyday et se retrouvent à plus de cent cinquante mille, place de la Nation, le 22 juin 1963, sont le visage d'une nouvelle France qui se sent séparée de la France officielle.
La guerre d'Algérie qui vient à peine de s'achever lui est aussi étrangère que la Seconde Guerre mondiale. Elle ne cherche pas à les connaître.
Si peu de films ou de livres évoquent la guerre d'Algérie, c'est parce que ce nouveau public s'intéresse davantage à la mode « yé-yé » qu'à l'histoire récente.
Quant aux cadres un peu plus âgés, soucieux de carrière et de gestion, ils lisent L'Expansion – qui vient d'être lancé par Jean-Louis Servan-Schreiber, frère de Jean-Jacques, créateur de L'Express.
Qui, dans ces nouvelles générations, peut vibrer aux discours de Malraux – inamovible ministre des Affaires culturelles –, qui, en 1964 lors du transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon – comme s'il avait l'intuition du fossé culturel séparant la génération de « Salut les copains » des valeurs patriotiques d'un Jean Moulin et de la différence d'expérience vécue entre les contemporains de Johnny Hallyday et ceux de la Gestapo – déclare : « Aujourd'hui, jeunesse, puisses-tu penser à cet homme comme tu aurais approché tes mains de sa pauvre face informe du dernier jour, de ses lèvres qui n'avaient pas parlé : ce jour-là, elle était le visage de la France ! »
Cette fracture entre les générations, l'élection présidentielle de 1965 la reflète aussi.
De Gaulle a soixante-quinze ans, Mitterrand et Lecanuet insistent sur leur jeunesse (relative) et sur la relève nécessaire. Ils veulent rejeter de Gaulle dans le passé, et Mitterrand cherche à en faire le candidat de la droite. Lui-même sait qu'il doit incarner la gauche et que, dans cette élection, dès lors qu'il met de Gaulle en ballottage, il devient – quelles que soient les péripéties à venir – le futur candidat à la présidence des gauches unies.
Même si, lors de ce second tour de 1965, Mitterrand rassemble tous les antigaullistes, de l'extrême droite collaborationniste aux partisans de l'OAS et de l'Algérie française, en sus, naturellement, des socialistes et des communistes...
De Gaulle dénonce dans cette candidature le retour des partis et des politiciens. C'est, pour lui, « un scrutin historique qui marquera le succès ou le renoncement de la France vis-à-vis d'elle-même »...
Il précise que le candidat à la présidence de la République doit se situer au-dessus des partis : « Je suis pour la France, dit-il. La France, c'est tout à la fois, c'est tous les Français. Ce n'est pas la gauche, la France ! Ce n'est pas la droite, la France ! » Et il ajoute : « Prétendre représenter la France au nom d'une fraction, c'est une erreur nationale impardonnable. »
De Gaulle est élu le 9 décembre 1965 avec 54,5 % des voix.
Pourcentage élevé, mais ce ballottage – lourde déception pour l'homme du 18 juin – indique que les clivages politiques traditionnels ont repris de leur vigueur.