Выбрать главу

Certains évoquent le vieil antisémitisme maurrassien. Mais l'excès même de ces accusations inexactes portées contre de Gaulle montre que celui-ci ne fait plus l'unanimité, pis : qu'il n'est même plus respecté, qu'il exaspère, que de larges secteurs du pays, en cette fin d'année 1967, ne le comprennent plus. Et que, pour d'autres, il appartient à un monde révolu.

Il aura soixante-dix-huit ans en cette année 1968 qui commence.

À Caen, de jeunes ouvriers en grève affrontent violemment les forces de l'ordre le 26 janvier.

À Paris, des étudiants, membres du Comité Viêt Nam national, brisent les vitres de l'American Express ; certains sont arrêtés. Et le 22 mars, à Nanterre, la salle du conseil de l'université est occupée.

Un étudiant franco-allemand, Cohn-Bendit, crée le Mouvement du 22 mars. La « nouvelle France », celle des jeunes qui ont autour de vingt ans, apparaît sur le terrain politique et social ; elle annonce une nouvelle séquence historique. Cette génération s'interroge sur le sens d'une société dont elle ne partage pas les valeurs officielles.

L'un de ces nouveaux jeunes acteurs de la vie intellectuelle et sociale, Raoul Vaneigem, qui se définit comme situationniste, écrit en ce mois de mars 1968 : « Nous ne voulons pas d'un monde où la garantie de ne pas mourir de faim s'échange contre celle de mourir d'ennui. »

Le flux inéluctable des générations entraîne et modifie l'âme de la France.

69.

Mai 1968-juin 1969 : c'est l'année paradoxale de la France.

En mai 1968, le pays est en « révolution ». Le gouvernement semble impuissant. Pierre Mendès France et François Mitterrand se disent prêts à prendre un pouvoir qui paraît à la dérive.

Un mois plus tard, le 30 juin, la France élit dans le calme l'Assemblée nationale la plus à droite depuis 1945. Rejetés en mai, les gaullistes y détiennent la majorité absolue pour la première fois depuis le début de la Ve République.

Mais, le 28 avril 1969, au référendum proposé par de Gaulle, le non l'emporte avec 53,18 % des voix. Conformément aux engagements qu'il a pris, de Gaulle « cesse d'exercer ses fonctions ».

Un mois et demi plus tard, le 15 juin 1969, l'ancien Premier ministre du général de Gaulle, Georges Pompidou, est élu président de la République avec 57,8 % des suffrages exprimés !

Cette année jalonnée de surprises et de paradoxes est un condensé d'histoire nationale, une mise à nu et une mise à jour de l'âme de la France.

Le spectacle commence dans la nuit du 10 au 11 mai 1968, quand le Quartier latin, à Paris, se couvre de barricades pour protester contre l'arrestation d'étudiants, l'occupation et la fermeture de la Sorbonne par la police qui les en a délogés.

C'est comme si les étudiants, dépavant les rues, rejouaient les journées révolutionnaires, retrouvant les gestes des insurgés du xixe siècle, ceux de 1830 ou de 1832, de 1848 ou de 1871, mais aussi ceux des combats de la Libération, en août 1944.

C'est un théâtre de rue : pavés, arbres sciés, voitures incendiées, charges des CRS accueillies aux cris de « CRS, SS », effet de la mémoire détournée qui devient mensongère.

Dans ces affrontements, en brandissant le drapeau rouge, on joue aussi des épisodes de la lutte des classes mondiale : on invoque Marx, Lénine, Trotsky, Mao, Che Guevara, le Viêt-cong, et on dénonce l'impérialisme américain.

En cette première quinzaine de mai 1968, Paris marie la tradition nationale et l'idéologie gauchiste qui se réclame du marxisme, du trotskisme, du castrisme et du maoïsme.

En fait, comme en de nombreux autres pays (États-Unis, Allemagne, Italie, Japon, par exemple), la jeunesse issue du baby-boom d'après guerre entre en scène.

En France – particularité de l'âme de la nation –, elle interprète un simulacre de révolution.

La genèse en a été la protestation de quelques étudiants organisés dans des mouvements minoritaires, celui du 22 mars ou ceux relevant de la mouvance trotskiste.

Ils sont le détonateur qui embrase la jeunesse, les « copains » qui, depuis les années 60, investissent peu à peu l'espace social et culturel. Cette génération entre dans le théâtre politique français, où le décor, les textes, la mémoire et les postures sont révolutionnaires.

Surpris – le Premier ministre, Pompidou, et le président de la République sont en voyage officiel à l'étranger –, le pouvoir politique s'interroge.

Il contrôle remarquablement la répression : grâce au préfet de police Grimaud, la nuit des barricades sera certes violente, avec de nombreux blessés, mais restera un simulacre de révolution.

Exception française : la « révolution » étudiante déclenche une crise sociale et politique.

La France est bien ce pays d'exception, centralisé, où la symbolique historique joue un rôle majeur et où ce qui se passe sur la scène parisienne prend la profondeur de champ d'un événement historique.

Longtemps contenues, les revendications ouvrières explosent face à un régime affaibli. Les grèves éclatent, mobilisent bientôt plus de dix millions de grévistes – un sommet historique.

Au gouvernement, certains craignent une « subversion communiste », puisque la CGT est liée au Parti communiste.

Et ce n'est plus seulement Paris qui est concerné. Toute la nation est paralysée.

Les villes de province sont parcourues par des cortèges à l'ampleur exceptionnelle.

Les amphithéâtres de toutes les universités, les théâtres – à Paris, celui de l'Odéon –, les écoles – celle des Beaux-Arts –, les rues, les places, deviennent des lieux de débat. Des assemblées tumultueuses écoutent des anonymes, des militants, des écrivains célèbres (Sartre, Aragon). On applaudit, on conteste.

C'est la « prise de parole », le rejet des institutions. Les communistes sont débordés par les gauchistes, les maoïstes, les trotskistes.

Et l'on crie : « Adieu, de Gaulle, Adieu ! » ou encore : « Dix ans, ça suffit ! »

Ainsi, à la fin du mois de mai, la « révolution » étudiante est devenue radicalement politique.

C'est comme un condensé d'histoire. Les multiples réunions font penser par leur nombre, les participations massives, la diversité des problèmes soulevés par une foule d'intervenants, aux assemblées préparatoires aux états généraux élaborant leurs cahiers de doléances. Déjà on semble à la veille d'un 14 juillet 1789.

Dans les cortèges, certains souhaitent qu'on prenne une Bastille qui ferait tomber le pouvoir du vieux monarque. On lance : « De Gaulle au musée ! »

Tout se joue dans les quatre derniers jours de mai.

D'abord, Pompidou réunit les syndicats. Il aboutit le 27 mai aux accords de Grenelle avec la CGT. Il retire ainsi du mordant au mouvement social et stoppe sa propagation.

En outre, l'indication politique est précieuse : les communistes ne veulent pas – lucidité ou calcul lié à la politique extérieure de De Gaulle ? – d'un affrontement, aux marges de la légalité, avec le pouvoir.

Dès lors, l'acte de candidature de François Mitterrand et de Pierre Mendès France – alliés et concurrents –, se déclarant le 27 mai prêts à gouverner alors que le pouvoir n'est pas vacant, apparaît comme le choix de pousser le pays dans l'« aventure ».

Celui-ci ne le désire pas.

Il suffit d'un appel radiodiffusé du Général, le 30 mai, pour renverser la situation.

De Gaulle s'est rendu la veille auprès du général Massu, commandant les forces françaises en Allemagne, stratagème créant l'angoisse et l'attente, habile dramatisation bien plus que démarche d'un président ébranlé cherchant l'appui de l'armée. À la radio, il annonce la dissolution de l'Assemblée et des élections législatives.