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La volonté du pays de mettre fin à la « révolution » s'exprime aussitôt : manifestation d'un million de personnes sur les Champs-Élysées, le 30 mai ; aux élections des 23 et 30 juin, triomphe des gaullistes de l'UDR (gain de 93 sièges) des indépendants (gain de 10 sièges), et échec communiste (perte de 39 sièges) et des gauches de la FGDS (perte de 64 sièges).

Derrière le simulacre de révolution à quoi s'était complue l'âme de la France se manifeste l'aspiration à la paix civile et au respect des procédures constitutionnelles.

L'âme de la France apparaît ainsi ouverte au débat, mais seule une minorité infime désire réellement la révolution. Son discours et ses postures ne suscitent pas de prime abord le rejet : on les entend, on les regarde, on les approuve, on les suit même comme s'il s'agissait de revivre – de rejouer – des scènes de l'histoire nationale auxquelles on est affectivement – et même idéologiquement – attaché. Tout ce simulacre fait partie de l'âme de la France. Mais on ne veut pas se laisser entraîner à brûler le théâtre parce que, sur la scène, quelques acteurs, qu'on peut applaudir, dressent des barricades et déclament des tirades incendiaires.

D'ailleurs, ces acteurs eux-mêmes – trotskistes, maoïstes, gauchistes de toutes observances – se refusent à mettre le feu à la France.

Les plus engagés d'entre eux – maoïstes regroupés dans la Gauche prolétarienne – n'auront jamais versé – à l'exception de quelques rares individualités – dans la « lutte armée », comme cela se produira en Allemagne et surtout en Italie.

Comme si, dans la culture politique nationale, cette séquence de l'« action directe » de petits groupes prêts à l'attentat et à l'assassinat ne trouvait pas d'écho favorable, mais une condamnation ferme.

Comme si l'action politique « de masse », accompagnée de controverses idéologiques ouvertes plutôt que d'une culture de secte, l'emportait toujours.

Comme si les « militants révolutionnaires » avaient la conviction que le « peuple français », celui de 1789, de 1830, de 1848, de 1871, de 1944, pouvait les écouter, les comprendre et les suivre. Comme si, finalement, l'action armée, groupusculaire, terroriste, était la marque de nations qui n'avaient pas connu « la » Révolution, mais dont les peuples, au contraire, s'étaient laissé enrégimenter par la « réaction », le fascisme, le nazisme... et le stalinisme.

Le refus du gauchisme de passer à la lutte armée est ainsi le résultat moins d'une impossibilité « technique » (petit nombre de militants décidés à agir) que du poids d'une histoire nationale dans laquelle la société – le peuple – a joué le rôle déterminant à toutes les époques, de la monarchie à la république.

Et, en effet, c'est par la société et en son sein que les « révolutionnaires » de Mai 68 l'emportent.

Ils s'y insèrent, y conquièrent des postes d'influence dans ces nouveaux pouvoirs que sont les médias.

Ils constituent une « génération » solidaire qui transforme le simulacre de révolution en vraie mythologie révolutionnaire.

Ils exaltent les épisodes estudiantins – les barricades à résonance historique – et effacent des mémoires la plus puissante grève ouvrière qu'ait connue la France.

Une reconstruction idéologique de Mai 68 est ainsi réalisée par les acteurs eux-mêmes, avec l'assentiment de tous les pouvoirs.

Cette révolution de Mai est aussi une déconstruction de l'ordre républicain et de ses valeurs, points d'appui des mouvements sociaux. La République, c'était l'exception française, manière de s'opposer à la « normalisation économique ».

La révolution de Mai, au contraire, est en phase avec la nouvelle culture qui envahit le monde à partir des années 60. Elle est permissive sur le plan des mœurs (culture gay et lesbienne, avortement, usage du cannabis, etc.), féministe et antiraciste.

Elle refuse les hiérarchies, les structures jugées autoritaires. Elle valorise et exalte l'individu, l'enfant. Elle provoque un changement des méthodes d'enseignement.

Cette révolution culturelle, portée par la diffusion des médias audiovisuels, condamne l'idée de nation. Elle la soupçonne de perpétuer une vision archaïque, autoritaire, hostile à la jouissance, à la consommation libertaire adaptée à l'économie de marché.

L'héroïsme national, l'idée de grandeur, l'idée même de France – et de son rôle exceptionnel dans l'histoire –, sont refoulés.

L'âme de la France se trouve ainsi déformée, amputée.

Dans ce climat, de Gaulle et les valeurs qu'il représente sont condamnés.

« Adieu de Gaulle, adieu », « De Gaulle au musée » : ces slogans des manifestants rendent compte en négatif des aspirations des nouvelles générations.

Le nouveau Premier ministre (Maurice Couve de Murville a remplacé Georges Pompidou, qui a efficacement fait face aux événements de Mai, mais qui apparaît comme un candidat possible à la présidence de la République) incarne plus caricaturalement que de Gaulle les valeurs de cette histoire française que la révolution de Mai a dévalorisées.

De Gaulle est parfaitement conscient du changement intervenu, du « désir général de participer... Tout le monde en veut plus et tout le monde veut s'en mêler. » Mais le référendum qu'il propose le 28 avril 1969, visant à modifier le rôle et la composition du Sénat et à changer l'organisation des collectivités territoriales, ne peut répondre à l'attente qui traverse la société.

En somme, de Gaulle est devenu le vivant symbole du passé.

Sa place est en effet, au musée, dans l'histoire révolue.

Et l'on voit déjà se profiler derrière lui un homme d'État moderne : Georges Pompidou. L'ancien Premier ministre, s'est contenté, pendant la guerre, d'enseigner. Il a « vécu », a été banquier chez Rothschild. Il aime l'art contemporain, est photographié avec un pull noué sur les épaules. Des rumeurs tentent de le compromettre avec le monde de la nuit et de la débauche. Il s'agit d'une tentative visant à l'abattre. Mais peut-être qu'au contraire cette calomnie a plaidé en sa faveur.

Ce n'est plus un héros quasi mythologique que la France désire. Elle veut un homme non pas quelconque, mais plus proche.

Le non l'emporte au référendum du 28 avril 1969.

« Je cesse d'exercer mes fonctions de président de la République. Cette décision prend effet aujourd'hui à midi », communique de Gaulle à 0 h 10, le 29 avril.

Georges Pompidou est élu président de la République le 15 juin 1969 avec 57,8 % des suffrages exprimés, contre 42,25 % à Alain Poher, modéré, président du Sénat.

Au premier tour, les candidats de la gauche socialiste (Defferre, Rocard) obtiennent respectivement 5,1 et 3,61 % des voix).

Mitterrand, prudent et lucide, n'a pas été candidat.

Le communiste Duclos a rassemblé 21,5 % des voix.

Le trotskiste Krivine, 1,05 %.

Tel est le visage électoral de la France un an après la « révolution » de Mai.

La gauche n'est pas présente au second tour du scrutin, alors qu'en 1965 Mitterrand avait mis de Gaulle en ballottage.

Pourtant, malgré la victoire de Georges Pompidou, la République gaullienne est morte.

De Gaulle n'y survivra pas longtemps.

Il meurt le 9 novembre 1970.

Refusant tous les hommages officiels, il avait souhaité être enterré sans apparat à Colombey-les-Deux-Églises.

Il avait écrit, dédicaçant un tome de ses Mémoires à l'ambassadeur de France en Irlande, quelques semaines après son départ du pouvoir, une pensée de Nietzsche :

Rien ne vaut rien

Il ne se passe rien

Et cependant tout arrive

Et c'est indifférent.

5

LA FRANCE INCERTAINE