1969-2007
70.
En 1969, comme si souvent au cours de son histoire, la France entre dans le temps des incertitudes.
Elle avait choisi durant une décennie de s'en remettre au « héros » qui, une première fois, l'avait arrachée aux traîtres, aux médiocres et aux petits arrangements d'une « étrange défaite ».
Respectant le contrat implicite que le pays avait passé avec lui, de Gaulle avait mis fin à la tragédie algérienne.
La France pouvait donc – le moment, l'occasion, les modalités, seraient affaire de circonstances – renvoyer le héros au « musée » de ses souvenirs.
De Gaulle parti, la France est incertaine.
Les successeurs – Georges Pompidou (1969-1974), Valéry Giscard d'Estaing (1974-1981), François Mitterrand (1981-1995), Jacques Chirac (1995-2007) – ne sont, chacun avec son rapport singulier à la France, au monde, à la vie, que des hommes politiques.
Ils ne gravissent plus les pentes de l'Olympe, mais les modestes sommets d'une gloire politicienne, même si l'avant-dernier, qu'animait une jalousie rancie à l'égard de De Gaulle, rencontré pour la première fois en 1943, a tenté – on a l'Olympe qu'on peut – de construire sa mythologie en conviant ses courtisans et les caméras à l'ascension, devenue rituelle, de la roche de Solutré, son site préhistorique.
Mais, derrière la succession apaisée des présidents de la République, dont aucune crise de régime ne vient interrompre un mandat que seule la maladie peut écourter (mort de Pompidou en 1974), les enjeux sont majeurs pour la nation.
Le projet du « héros » était clair, simple mais exigeant : indépendance, souveraineté, fidélité à l'âme de la France, et donc grandeur.
L'exception française devait être maintenue à la fois dans l'organisation économique, sociale et politique – un État fort animant et canalisant la vie économique, instituant la « participation » – et dans les relations internationales – la France n'est d'aucun bloc, elle reconnaît les nations comme des entités souveraines, libres de vivre à l'intérieur de leurs frontières comme elles l'entendent. Ni droit ni devoir d'ingérence.
La révolution culturelle de Mai – réplique de la domination mondiale des images de la société américaine, elle-même modelée par son histoire, son mode d'organisation économique – a contesté le projet gaullien.
Mais le « nouveau modèle culturel » a-t-il réellement pénétré, et jusqu'à quelles profondeurs, la société française ? A-t-il vaincu, balayé tous les aspects du projet gaullien ?
Entre le nouveau et l'ancien, quelle combinaison, quel équilibre peut-on réaliser ? Et comment les présidents successifs – et les forces politiques qui les soutiennent – vont-ils se situer par rapport à cette question majeure ?
Vont-ils s'appuyer sur les aspirations nouvelles, les reconnaître, et, à partir d'elles, « modifier l'âme de la France », ou tenter au contraire de les contenir, de les refouler, ou encore, pragmatiquement, en fonction de leurs intérêts électoraux, tenter de concilier l'ancien et le nouveau ?
Il s'agit en somme de savoir qui va assumer, et comment, l'héritage de la « révolution » de Mai 68. Quelle part on en retiendra, ce qu'on refusera, et vers quelles formations politiques se porteront les acteurs de Mai.
À l'évidence, ils ont inquiété les électeurs de juin 1968, qui ont élu une majorité absolue de députés gaullistes, et ceux de juin 1969, qui ont choisi Georges Pompidou et écarté la gauche et l'extrême gauche.
Pompidou, qui par ailleurs bénéficie d'une conjoncture économique favorable, dispose d'une large assise électorale exprimant la réaction du pays devant le risque « révolutionnaire » et son attachement conservateur au modèle ancien.
Cependant, la société est travaillée par l'« esprit de Mai ».
Au fil des années, tout au long de la présidence de Georges Pompidou (1969-1974), il se manifeste souvent. Les gauchistes sont présents.
La tentation de créer un « parti armé » est réelle, même si – nous l'avons noté – elle ne se réalisera pas. La mort d'un militant – Pierre Overney, en 1972 – et ses obsèques sont symboliquement la dernière grande manifestation gauchiste à traverser les quartiers de l'Est parisien, traditionnellement « révolutionnaires ».
Il y a l'émergence du Mouvement de libération des femmes (MLF) ; la déclaration, en 1971, de 343 femmes reconnaissant avoir eu recours à l'avortement.
Tel ou tel fait divers (le suicide d'un professeur, Gabrielle Russier, qui a pour amant un élève mineur de dix-huit ans, et Pompidou saura, citant Paul Éluard, trouver les mots de la compassion vis-à-vis de « la malheureuse qui resta sur le pavé... »), illustre les tensions, les conflits entre les nouvelles aspirations et la loi.
C'est un travail de déconstruction qui se poursuit.
Il modifie le regard qu'on porte sur deux périodes clés de l'histoire nationale, fondatrices de l'héroïsme national et de sa mythologie.
D'abord, la Révolution française, qu'un historien comme François Furet commence à repenser à la lumière de ce qu'on a appris du régime soviétique. Ce n'est plus de la liberté qu'on crédite la Révolution, mais du totalitarisme. Robespierre est l'ancêtre de Lénine et de Staline, et ceux-ci sont les créateurs de l'archipel du goulag (les trois volumes de Soljenitsyne sont publiés en russe à Paris en décembre 1973, en français en 1974-1975).
L'autre révision porte sur la France de Vichy (titre d'un livre de l'historien américain Robert Paxton). Sur la geste gaulliste qui affirme que Vichy « est nul et non avenu » et que la nation a le visage de la Résistance et de la France libre – sorte de tapisserie où ne figurent que des héros – vient se superposer une France ambiguë, celle que révèle aussi le film de Max Ophüls, Le Chagrin et la pitié.
Au mythe héroïque et patriotique déconstruit succède le mythe d'une lâcheté nationale, d'un attentisme généralisé, voire d'un double jeu – où se reconnaissent un Georges Pompidou, un François Mitterrand – aux antipodes des choix radicaux et clairs pris par certains (de Gaulle, Messmer) dès juin 1940.
Ces révisions de l'histoire nationale participent de l'esprit de Mai.
En choisissant comme Premier ministre Jacques Chaban-Delmas – général gaulliste –, Pompidou, en juin 1969, cherche l'équilibre entre l'ancien et le nouveau, puisque Chaban, lorsqu'il présente son programme à l'Assemblée, déclare : « Il dépend de nous de bâtir patiemment et progressivement une nouvelle société. »
Ce projet de « nouvelle société » a été élaboré par Simon Nora – proche de Mendès France – et Jacques Delors, syndicaliste chrétien.
La « nouvelle société » devient l'idée force et la formule emblématique recouvrant toutes les initiatives du gouvernement Chaban-Delmas.
Par ses attitudes, l'homme veut d'ailleurs incarner un « nouveau » type de personnalité politique. Il est « moderne », svelte, sportif, séducteur, souriant.
Cette apparence peut être à soi seule un manifeste politique.
Il y a d'ailleurs une ressemblance d'allure entre Chaban, Valéry Giscard d'Estaing – ministre de l'Économie et des Finances – et Jean-Jacques Servan-Schreiber, directeur de l'Express, désormais président du Parti radical, auteur du programme radical Ciel et Terre. À travers eux s'affirme un parallélisme des volontés réformatrices.
Les mots réforme, réformateur, peuplent les discours politiques. Ils justifient les mesures prises par le gouvernement.
Les plus commentées concernent la justice, la radio et la télévision publiques (ORTF), qui se voient garantir l'indépendance. L'effet est réel à la télévision où, pour la première fois, certains magazines – « Cinq colonnes à la une » – reflètent la réalité avec ses conflits et ses tensions.