Mais, pour Pompidou comme pour sa majorité, ce style Chaban, ces mesures, sont autant de concessions à la « gauche », qui fragilisent la majorité.
La situation économique se dégrade sous l'effet des mesures monétaires prises par les États-Unis de Richard Nixon (fin de la convertibilité entre le dollar et l'or, chute du dollar, hausse des cours du pétrole : en 1973, le prix du baril est multiplié par quatre). Les conflits sociaux s'aggravent. La gauche progresse, et aux élections de 1973, en pourcentage de votants, elle dépasse même la majorité (42,99 % pour cette dernière, 43,23 % pour la gauche).
Pompidou avait anticipé ce recul, tentant, par le renvoi de Chaban et son remplacement par Pierre Messmer, en juillet 1972, de rassembler sa majorité sur les « valeurs traditionnelles » du modèle ancien.
Ce redressement paraît d'autant plus nécessaire que François Mitterrand – en 1971, au congrès d'Épinay – a pris la tête d'un nouveau Parti socialiste. Celui-ci a signé en 1972 avec le PCF et le Mouvement des radicaux de gauche (MRG) un Programme commun de gouvernement. La gauche a donc resurgi rapidement des décombres de 1969. Et il apparaît, au vu des résultats électoraux de 1973, qu'elle fait jeu égal avec la droite.
C'est ainsi qu'à la mort de Pompidou – 2 avril 1974 –, face à la candidature de Valéry Giscard d'Estaing, représentant des modérés libéraux, les gaullistes se divisent. Chaban-Delmas est candidat, mais une partie des gaullistes, derrière Jacques Chirac, apportent leur soutien à Giscard.
Celui-ci l'emporte sur François Mitterrand, candidat unique de la gauche (49,2 % des voix contre 50,8 %, soit une différence de 425 599 voix).
Le faible écart qui sépare les deux candidats est signe de l'incertitude française.
La gauche est portée par le désir d'alternance, les premières conséquences sociales du choc pétrolier de 1973, le recours à une histoire mythifiée : le Front populaire, l'unité d'action.
Maints acteurs de Mai ont adhéré au PS après le congrès d'Épinay, comme de nombreux militants du syndicalisme chrétien. De nouvelles générations peuplent ainsi la gauche et lui donnent un nouveau dynamisme, renforcé par le fait que le PCF perd de son hégémonie culturelle et politique. Il se dégrade en même temps que l'image de l'URSS.
L'« esprit de Mai » reverdit le vieil arbre socialiste, et, dès le lendemain de la défaite du 19 mai 1974 face à Giscard, chacun, à gauche, estime que la victoire était – sera bientôt – à portée de main.
Pourtant, Giscard d'Estaing est le président le plus décidé à « moderniser » la société française.
Jeune (quarante-huit ans en 1974), il déclare au lendemain de son élection : « De ce jour date une ère nouvelle de la politique française. » Il a choisi Jacques Chirac comme Premier ministre, mais c'est pour neutraliser le parti gaulliste. Son gouvernement comporte des réformateurs (Jean-Jacques Servan-Schreiber, Françoise Giroud), des personnalités indépendantes (Simone Veil).
Mais, surtout, cet homme d'expérience (ministre de l'Économie et des Finances de 1959 à 1966, puis de 1969 à 1974) qui a contribué à la chute de De Gaulle en appelant à voter non au référendum de 1969 a un véritable projet pour la France.
Et il est l'antithèse du projet gaullien.
Il s'agit d'abord de réaliser que la France n'est qu'une puissance moyenne (1 à 2 % de la population mondiale, insiste-t-il). Elle doit abandonner ses rêves de grandeur, se contenter d'être l'ingénieur de la construction européenne, qui est son grand dessein et sa chance.
Giscard est, pour l'Europe, le maître d'œuvre de réformes décisives (élection au suffrage universel du Parlement européen, création du Système monétaire européen, renforcement des liens avec l'Allemagne).
Il est à l'initiative des rencontres des Grands, le G5, pour discuter des affaires du monde.
Il croit à la possibilité de la détente internationale comme à la fin de la « guerre civile froide » que se livrent les forces politiques françaises. Il est partisan de la « décrispation », d'une « démocratie française apaisée », de la possibilité de gouverner au centre, en accord avec le groupe central – les classes moyennes –, et, il l'annonce dès 1980, il acceptera une « cohabitation » avec une majorité législative hostile, et la laissera gouverner.
C'est une négation de l'esprit des institutions tel que de Gaulle l'avait mis en œuvre : à chaque élection, il remettait son mandat en question.
En fait, Giscard exprime la « tradition orléaniste » française, qui accepte une partie de l'héritage révolutionnaire et veut oublier que « l'histoire est tragique », ou à tout le moins qu'elle n'est pas seulement le produit et le reflet de la Raison.
Giscard met ce projet en scène.
Le président est un homme accessible. Il remonte à pied les Champs-Élysées. Il s'invite à dîner chez des Français. Il visite les prisons.
C'est un souverain, mais proche, ouvert. Il joue de l'accordéon et au football.
La « communication » commence à balayer comme un grand vent les traditions compassées de la vie politique.
Il s'agit de changer les mœurs, de prendre en compte l'esprit de Mai.
Majorité et droit de vote à dix-huit ans, loi sur l'interruption volontaire de grossesse, création d'un secrétariat d'État à la Condition féminine et réforme de l'ORTF sont la traduction institutionnelle des revendications sociétales apparues en 1968. De même, la multiplication des débats où le président rencontre des lycéens ou des économistes veut montrer que le pouvoir est favorable à la « prise de parole », au dialogue avec les citoyens.
Cependant, ce projet récupérateur, moderne, souvent anticipateur, ne va pas permettre la réélection de Giscard en mai 1981.
D'abord parce que la crise de 1973 fait sentir ses effets : le chômage devient une réalité.
Ensuite, les « gaullistes » s'opposent aux « giscardiens » à partir de 1976, de la démission de Chirac du poste de Premier ministre, puis de son élection – contre un giscardien – à la mairie de Paris. Ils signifient qu'ils sont dans l'« opposition ».
Cette défection est révélatrice.
Les gaullistes – leurs électeurs – sont heurtés par la « déconstruction » active, proclamée, exaltée, du « système français ».
Le patriotisme français – ravivé par de Gaulle – s'irrite de cette volonté giscardienne de gommer les spécificités françaises, de nier l'exception et la grandeur nationales.
On est choqué qu'il ait choisi de s'exprimer en anglais lors de sa première conférence de presse.
L'histoire nationale résiste, l'âme de la France se cabre. Quant à la rigueur du nouveau Premier ministre, Raymond Barre, elle heurte. Ni l'opinion ni les forces politiques ne sont prêtes à entendre le professeur Barre, « meilleur économiste de France », énoncer des vérités déplaisantes sur la réalité sociale et économique du pays. D'une certaine manière, la « modernisation » giscardienne devance l'évolution du pays.
François Mitterrand, au contraire, veille à rassembler à la fois les « modernisateurs » – ainsi, en matière d'information, il est partisan des « radios libres », ou bien il prend explicitement position contre la peine de mort – et les « conservateurs » de la gauche.
Ces derniers, d'ailleurs, souhaitent l'alternance politique à n'importe quel prix.
Mitterrand sait leur parler non de « groupe central », ou de la fin de « la guerre civile froide franco-française ». Il évoque le Front populaire (lui-même porte un grand chapeau à la Blum !), la lutte des classes, le sort d'Allende – le président chilien renversé et mort après un coup d'État militaire soutenu par les États-Unis le 11 septembre 1973.
Les communistes, qui ont rompu avec lui sur le Programme commun en 1977 – ce qui a permis la victoire des giscardiens aux législatives de 1978 –, sont contraints de se rallier à lui au second tour.