Tous les Français – y compris les gaullistes – qu'inquiète la « modernisation » de la France, laquelle n'est à leurs yeux qu'une américanisation, se retrouvent dans l'idée d'une « force tranquille » qui protège, sur les affiches de Mitterrand, un village traditionnel blotti autour de son église.
Image « pétainiste » qui renvoie à la terre, aux traditions, repoussant Giscard dans une modernité sans racines dont on ne veut pas. Transformant le « modernisateur » qu'il est en une sorte d'aristocrate rentré de Coblence, compromis dans une affaire des diamants comme il y eut une affaire du collier de la reine ! La calomnie est, de tradition nationale, une arme politique.
Mitterrand est élu le 10 mai 1981 avec 51,75 % des voix contre 48,24 % à Giscard (15 708 262 voix contre 14 642 306).
En juin 1981, les législatives font écho à ce succès présidentiel : le PS et ses alliés obtiennent la majorité des sièges à l'Assemblée.
C'est moins un fort déplacement de voix que les abstentions des électeurs de droite qui sont à l'origine de ce succès.
L'alternance politique est complète.
Mais, pour vaincre, il a fallu ne pas choisir entre « modernes » et « archaïques », donner des gages aux uns et aux autres tout en privilégiant la phraséologie marxisante pour séduire les plus militants des électeurs.
Cette ambiguïté ne peut qu'être source de déceptions.
Mais il est sûr que la victoire n'a été possible que par le ralliement à la gauche des « révolutionnaires » de mai 1968.
En mai 1981, venus de la Bastille, ils arpentèrent les rues du Quartier latin – du théâtre d'une révolution vraie à celui d'une révolution simulacre – en scandant : « Treize ans déjà, coucou nous revoilà ! »
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À compter de 1981 et durant les vingt dernières années du xxe siècle, la France est déchirée entre illusions et réalité, entre promesses et nécessités.
Certes, souvent l'âme de la France s'est réfugiée dans les songes et les mythes glorificateurs ou consolateurs. Ils avaient aussi la vertu de pousser le peuple à accepter, à conquérir l'avenir.
Rien de tel depuis l'élection de François Mitterrand à la présidence de la République. C'est comme si la vie politique française – gauche et droite confondues – n'avait plus pour objet que de cacher la vérité aux électeurs, de les gruger afin de les convaincre de voter pour tel ou tel candidat.
Si bien que l'écart n'a jamais été aussi grand entre programmes et réalisations, entre discours et actes.
Et jamais la déception n'a été aussi profonde dans l'âme de chaque Français ; le pays entier bascule dans l'amertume, la colère, le mépris à l'égard de la « classe politique » qui gouverne.
Les abstentionnistes sont de plus en plus nombreux et les partis extrémistes – de droite comme de gauche –, protestataires exclus de la représentation parlementaire et de l'exécutif, recueillent les « déçus » des partis de gouvernement, Parti socialiste et RPR – ce parti qui se prétend gaulliste mais qui n'est qu'au service de « son » candidat, Jacques Chirac.
Le PS comme le RPR ont promis des réformes radicales : les uns faisant miroiter au pays la justice sociale, l'égalité ; les autres, la croissance, l'efficacité, donc la richesse et le profit.
Le programme socialiste de 1981 vise même à « changer la vie » !
Jack Lang, ministre de la Culture inamovible, caractérise l'alternance comme le passage « de la nuit à la lumière ». Il inaugure la première fête de la Musique le 21 juin 1981 – jour du deuxième tour des élections législatives qui vont donner la majorité absolue au PS associé aux radicaux de gauche (MRG), débarrassant ainsi Mitterrand de l'hypothèque et du chantage communistes.
Mais l'avenir ne sera pas une fête.
En 1982, dévorée par l'inflation, la France compte pour la première fois de son histoire plus de deux millions de chômeurs.
Quant à Jacques Chirac, élu à la présidence de la République en 1995 au terme des deux septennats de François Mitterrand, il dénonce dans sa campagne contre Édouard Balladur, issu du RPR, Premier ministre de 1993 à 1995, la « fracture sociale ». Et s'engage à la réduire.
Quelques semaines après sa victoire, plus personne ne croit plus au joueur de flûte qui a guidé les électeurs jusqu'aux urnes.
La déception, la méfiance et, ce qui est peut-être pire, l'indifférence méprisante à l'égard des politiques, qui pénètrent l'opinion, expliquent l'instabilité qui s'installe dans les sommets de l'État.
Il peut paraître paradoxal de parler d'instabilité quand François Mitterrand est président de la République pendant quatorze ans et Jacques Chirac, douze ans (un septennat, un quinquennat, 1995-2002-2007). Mais ces durées ne sont que la manifestation la plus éclatante du mensonge et de la duperie qui se sont nichés au cœur de la République.
Ce trucage, destiné à masquer la déconstruction des institutions de la Ve République, se nomme « cohabitation ». Il ne s'agit pas d'un pouvoir rassemblant autour d'un programme résultant d'un compromis politique, du type « grande coalition » entre démocratie chrétienne et sociaux-démocrates allemands, mais d'une neutralisation – stérilisation et paralysie – du président et du Premier ministre issus de partis opposés et préparant la revanche de leurs camps.
La « cohabitation » est pire que l'instabilité qui naissait de la rotation accélérée du manège ministériel sous les IIIe et IVe Républiques. Car, ici, l'ambiguïté, l'hypocrisie, la « guerre couverte », sont le quotidien de l'exécutif bicéphale dominé par la préparation de l'échéance électorale suivante.
Ce système – annoncé par Giscard d'Estaing – présente certes l'avantage de montrer qu'entre les grandes familles politiques, dans un pays démocratique, les guerres de religion et l'affrontement d'idéologies totalitaires contraires ont cédé la place à des divergences raisonnées à propos des politiques à mettre en œuvre au sein d'une société, d'une économie, d'un monde que plus personne ne veut radicalement changer.
C'est bien la fin de la « guerre civile franco-française », le choix de gouverner en s'appuyant sur un groupe central, souhaités par Giscard, qui se mettent lentement en place.
Mais, de manière parallèle, le mitterrandisme puis le chiraquisme ne sont que des giscardismes masqués, l'un sous les discours de gauche, l'autre, sous les propos volontaristes d'un néogaullisme improbable.
Déçu par les majorités qu'il élit, le peuple, d'une échéance électorale à l'autre, contredit son vote précédent, et aucune majorité gouvernementale ne se succède à elle-même depuis 1981.
En 1986, la droite l'emporte aux législatives et Chirac devient le Premier ministre de François Mitterrand.
Ce dernier, désavoué par la défaite de son camp aux législatives, a « giscardisé » les institutions en ne démissionnant pas, mais en menant, de 1986 à 1988, une guerre souterraine contre Chirac, battu en 1988 par un président malade de soixante-douze ans.
Mitterrand dissout alors l'Assemblée. Une majorité socialiste est élue, et Rocard est investi chef du gouvernement.
En 1993, effondrement socialiste, gouvernement d'Édouard Balladur et présidence de Mitterrand jusqu'en 1995.
Élection de Chirac, qui ne dissoudra l'Assemblée – de droite – qu'en 1997, et début d'une nouvelle cohabitation, puisqu'une Assemblée à majorité socialiste est élue...
Cette rivalité au sommet trouve sa justification dans le recours à des discours qui, au nom du « socialisme » ou du « libéralisme », anathématisent l'autre.