Mais ils ne convainquent plus qu'une frange toujours plus réduite de la population. Les couches populaires sont de moins en moins sensibles à ces invocations idéologisées qui n'empêchent pas la dégradation de leur situation (chômeurs, exclus, bénéficiaires du revenu minimum d'insertion, habitants de « quartiers défavorisés »). Ils ressentent cette « guerre verbale » comme un théâtre qui ne parvient plus à masquer une convergence, des arrangements qu'on ne saurait avouer puisqu'il faut, pour des raisons électorales et de partage du pouvoir, continuer de s'opposer comme à Guignol.
Les changements radicaux intervenus dans la situation mondiale rendent encore plus factices les affrontements entre une gauche qui continue de parler parfois marxiste – à tout le moins « socialiste » – et une droite qui, comme la gauche de gouvernement, applaudit à la construction européenne et aux traités qui l'élèvent : Acte unique, Maastricht, monnaie unique, etc.
On verra sur les mêmes tribunes, en 1992, ministres « socialistes » et chiraquiens ou giscardiens favorables à la ratification du traité de Maastricht, cependant que d'autres socialistes (Chevènement) et d'autres « gaullistes » (Séguin) s'y opposeront, les uns et les autres rejoignant pour l'élection présidentielle de 1995 des cases différentes : Séguin, celle de Chirac, Chevènement, celle de Jospin, les giscardiens et d'autres RPR, celle de Balladur.
En fait, la question européenne est révélatrice de la position des élites politiques – et intellectuelles – à l'égard des questions internationales.
Car Mitterrand ne rejette pas seulement l'esprit et la pratique gaulliens des institutions, il abandonne aussi les fondements de la politique extérieure de De Gaulle.
Comme Giscard, il estime que la France ne peut jouer un rôle qu'au sein de l'Europe : « La France est notre patrie, mais l'Europe est notre avenir », répète-t-il. Il faut donc reprendre sa place dans l'OTAN, suivre les États-Unis dans la guerre du Golfe (1990).
La chute du mur de Berlin – 1989 – et la réunification de l'Allemagne, puis la disparition de l'Union soviétique, confortent la diplomatie mitterrandienne dans l'idée que seule l'Union européenne offre à la France un champ d'action.
Restent les interventions dans le pré carré africain, les discours sur les droits de l'homme qui tentent de redonner à la France une audience mondiale non plus au plan politique, mais par les propos moralisateurs, comme si compassion et assistance étaient la menue monnaie de la vocation universaliste de la France.
Ces prises de position manifestent le ralliement du pouvoir socialiste puis du pouvoir chiraquien à l'idéologie du « droit et du devoir d'ingérence », puis du Tribunal pénal international, qui s'appuie sur la conviction que le temps de la souveraineté des nations est révolu.
Les formes nationales étant obsolètes, il convient de privilégier les communautés, les individus, et de rogner les pouvoirs de l'État.
En ce sens, les gouvernements socialistes sont aussi en rupture avec une « certaine idée de la France ».
Ils retrouvent la veine du pacifisme socialiste de l'entre-deux-guerres. C'est au nom de ce pacifisme qu'on juge la Communauté européenne. Elle est censée avoir instauré la paix entre les nations belliqueuses du Vieux Continent. Cette idéologie « postnationale » ne permet pas de comprendre qu'il existe une « âme de la France » et que le peuple – dans ses couches les plus humbles – ressent douloureusement qu'on ne s'y réfère plus. Pis : qu'on la nie.
Et rares sont les politiques – à droite comme à gauche – qui prennent conscience du caractère « national » de la révolution démocratique qui secoue et libère l'Europe centrale après la chute du mur de Berlin et la fin de l'URSS.
Cette force du désir d'identité nationale est ignorée. Évoquer la France, a fortiori la patrie ou la nation, est jugé, par la plupart des socialistes, comme l'expression d'un archaïsme réactionnaire.
Durant les deux septennats de François Mitterrand, ce qui a été mis en avant, ce sont les problèmes économiques, sociaux, voire sociétaux.
Certes, réduire la durée du temps de travail à trente-neuf heures, fixer l'âge de la retraite à soixante ans, instituer une cinquième semaine de congés payés, c'est satisfaire les couches salariées.
Mais l'état de grâce, comme au temps du Front populaire, ne dure que quelques mois. Et les mesures prises en 1981, qui rappellent celles décidées en 1936, les « avancées sociales ou les nationalisations », n'empêchent pas le nombre de chômeurs d'augmenter, les déficits, de se creuser.
C'est qu'il y a une liaison intime entre l'insertion au sein de la Communauté européenne, les choix libéraux qui sont faits à Bruxelles et la politique qu'un gouvernement peut suivre. Et, au bout de quelques mois, dès 1982-1983, s'annoncent la « pause » dans les réformes, la « rigueur ».
Ne pas s'engager dans cette voie, choisir une « autre politique », exigerait de prendre ses distances avec l'Europe. Ce serait une rupture révolutionnaire, et Mitterrand, malgré les conseils de quelques-uns de ses proches, ne la veut pas.
Au vrai, la nomination dès 1981 de Jacques Delors – naguère l'un des concepteurs de la « nouvelle société » de Chaban – au poste de ministre de l'Économie et des Finances montre bien que, malgré quelques pas de côté, Mitterrand ne tenait pas à s'éloigner de la piste du bal.
Mais alors tout discours « socialiste » devient mensonger, puisque la politique économique et budgétaire, et donc la politique sociale engendrée par les choix économiques et financiers, est encadrée par Bruxelles.
Mitterrand peut bien, dans des envolées lyriques, dénoncer « l'argent qui grossit en dormant », son Premier ministre Bérégovoy ouvre la France à la libre circulation des capitaux, met en œuvre une législation favorable à l'expansion de la Bourse, maintient une politique monétaire du franc fort qui provoque la hausse du chômage.
En abandonnant la souveraineté nationale, Mitterrand et les socialistes, aux discours près, acceptent une politique de libéralisation qui est en contradiction avec les mesures économiques et sociales qu'ils ont prises en 1981-1982 ou qu'ils promettent encore. Ce qu'ils développent, face à l'impossibilité de prendre des mesures « socialistes » dans le cadre européen dont ils exaltent par ailleurs la nécessité et la pertinence, c'est une politique sociale d'assistance dont le RMI (Michel Rocard), les « emplois aidés », les allocations de toutes sortes, sont l'expression.
Mais la politique sociale creuse le déficit budgétaire, il faudrait relancer la croissance, donc baisser les impôts pour attirer les investissements et favoriser la consommation, ce qui accroîtrait d'autant les déficits – toutes choses en contradiction avec le traité de Maastricht. Le piège européen est en place, qui condamne toute politique non libérale.
Dès lors, le chômage, résultat de ces contradictions, s'accroît. Mitterrand s'avoue incapable de le réduire (« Nous avons tout essayé »).
Par ailleurs, le nombre des immigrés augmente, résultat de la politique de regroupement familial, d'ouverture des frontières, et de l'attrait qu'exercent la France et l'Europe sur les populations misérables du Sud et de l'Est.
Mais les Français ont le sentiment que l'identité de la nation change au moment même où ils perçoivent que le pays a perdu sa souveraineté politique.
Les élites françaises – celles de gauche au premier chef – persistent à ne pas comprendre cette angoisse et cette souffrance, à propos de la perte de la nation, qu'éprouvent les catégories les plus humbles.
Les réponses « mitterrandiennes » sont sociétales, le plus souvent tactiques et politiciennes.
On suscite la création de mouvements antiracistes, manière de dériver vers une bataille idéologique à faible incidence économique, donc compatible avec les directives européennes, les protestations populaires.