Débat truqué qui empêche la vraie confrontation entre Chirac et Jospin !
Mais situation exemplaire : les électeurs ne croient plus à la différence entre la gauche et la droite de gouvernement, liées en effet par le carcan européen.
Dès lors, c'est la rue qui décide.
En 2006, une loi votée par le Parlement – sur le contrat première embauche (CPE) – suscite des manifestations importantes. Jacques Chirac la promulgue puis la retire aussitôt, désavouant et protégeant tout à la fois son Premier ministre.
Cette pirouette juridique et politicienne confirme la déconstruction des institutions et le mensonge mêlé de ridicule où sombre la vie politique.
C'est bien la France et son âme qui sont en question.
C'est que, dans tous les secteurs de la société, la crise nationale grossit depuis plusieurs décennies.
En fait, dès les années 30 du xxe siècle, les élites ont commencé à douter de la capacité de la France à surmonter les problèmes qui se posaient à elle.
Les hommes politiques ne réussissaient pas à donner à leur action un sens qui transcende les circonstances, oriente la nation vers un avenir.
Dans ces conditions, la défaite de 1940, cet affrontement cataclysmique, n'avait rien d'« étrange ».
L'impuissance de la IVe République, après la brève euphorie de la victoire, était inscrite dans l'instabilité gouvernementale et dans la médiocrité des hommes politiques, incapables de faire face aux problèmes posés par la fin de l'empire colonial.
Le gaullisme est une parenthèse constructive mais limitée à quelques années – 1962-1967 –, une fois l'affaire algérienne réglée.
Mais, de Gaulle renvoyé, les problèmes demeurent et se compliquent.
Cette France incertaine qui cherche dans la construction européenne un substitut à sa volonté défaillante débouche sur les années 1995-2007, où la crise nationale ne peut plus être masquée.
Il ne s'agit pas de déclin. Les réussites existent. La France reste l'une des grandes puissances du monde. Des tentatives pour arrêter la déconstruction se manifestent çà et là (ainsi la loi sur le voile islamique et quelques postures en politique étrangère). Mais alors que le peuple continue d'espérer que les élites gouvernementales et intellectuelles lui proposeront une perspective d'avenir pour la nation, on lui présente des réponses fractionnées, destinées à chaque catégorie de Français.
Or une somme de communautés, cela ne fait pas une nation, et un entassement de solutions circonstancielles ne fait pas un projet pour la France.
Le vote qui place le Front national au second tour de l'élection présidentielle du 21 avril 2002 traduit ce déficit de sens.
Et le rejet, le 29 mai 2005, du traité constitutionnel européen signifie que la majorité du peuple – contre les élites – ne croit pas qu'un abandon supplémentaire de souveraineté nationale permettra de combler ce déficit de sens qui est cause de la crise nationale. D'autant moins que, de la persistance d'un chômage élevé aux émeutes dans les banlieues (2005), l'insécurité sociale s'accroît, redoublant les problèmes liés à l'identité nationale.
Car durant ces douze années de la présidence Chirac, ce n'est plus seulement le sens de l'avenir de la France qui est en question, mais aussi son histoire.
Ceux qui ne croient plus en l'avenir de la France ou qui refusent de s'y inscrire déconstruisent son histoire, n'en retiennent que les lâchetés, la face sombre.
Par son discours du 16 juillet 1995, Chirac a reconnu la France – non des individus, non l'État de Vichy – coupable et responsable de la persécution antisémite, contredisant ainsi toute la stratégie mémorielle du général de Gaulle. Selon lui, la France – et pas seulement les Papon, les Bousquet, les Touvier – doit faire repentance et être punie.
L'on a vu ainsi s'ouvrir en 2006 un procès intenté à la SNCF, accusée d'avoir accepté de faire rouler les trains de déportés. Et un tribunal condamner l'entreprise nationale, oubliant les contraintes imposées par l'occupant, le rôle héroïque des cheminots dans la Résistance, cette « bataille du rail » exaltée au lendemain de la Libération !
France coupable, comme si la France libre et la France résistante n'avaient pas existé, donnant sens à la nation.
Mais coupable aussi, et devant se repentir pour la colonisation, pour l'esclavage, la France de Louis XIV et de Napoléon, de Jules Ferry et de De Gaulle.
Si bien que, sous la présidence de Chirac, en 2005, la France participe à la célébration de la victoire anglaise de Trafalgar mais n'ose pas commémorer solennellement Austerlitz !
L'anachronisme, destructeur de la complexité contradictoire de l'histoire nationale, est ainsi à l'œuvre, dessinant le portrait d'une Marianne criminelle au détriment de la vérité historique.
Dans cette vision « post-héroïque » de la France, l'État et la communauté nationale sont des oppresseurs à combattre, à châtier, à détruire. Il faut, dit-on, « dénationaliser la France ».
Restent des communautés, chacune avec sa mémoire, s'opposant les unes aux autres, faisant éclater la mémoire collective, la mémoire nationale, ce mythe réputé mensonger.
Et, de 1995 à 2007, l'Assemblée nationale a fixé par la loi cette nouvelle histoire officielle, anachronique, repentante, imposant aux historiens ces nouvelles vérités qu'on ne peut discuter sous peine de procès intentés par les représentants des diverses communautés.
Comment, à partir de cette mémoire émiettée, de cette histoire révisée, reconstruire un sens partagé par toute la nation ?
Comment bâtir avec les citoyens nouveaux qui vivent sur le sol hexagonal un projet pour la France qui rassemblera tous les Français, quelles que soient leurs origines, et faire vivre ainsi l'âme de la France ?
C'est la question qui se pose à la nation à la veille de l'élection présidentielle de 2007, sans doute la plus importante consultation électorale depuis plus d'un demi-siècle.
Avec elle s'ouvre une nouvelle séquence de l'histoire nationale. Elle sera tourmentée. L'élu(e) devra trancher et donc mécontenter et non plus seulement parler, ou séduire et sourire. Les mirages se dissiperont. Après le temps des illusions peut venir celui du ressentiment et de la colère. Certains Français douteront de l'avenir de la nation.
Qu'ils se souviennent alors que, au temps les plus sombres de notre histoire millénaire, dans une France des cavernes le poète René Char, combattant de la Résistance, écrivait :
J'ai confectionné avec des déchets de montagnes
des hommes qui embaumeront quelque temps
les glaciers.
Dans ces lignes mystérieuses, bat l'âme de la France.
Décembre 2006.
CHRONOLOGIE V
Vingt dates clés (1920-2007)
1923 : La France occupe la Ruhr
1933 : Après l'accession de Hitler au pouvoir (30 janvier), l'Allemagne quitte la Société des Nations
1936 : Hitler réoccupe la Rhénanie (7 mars) – Front populaire (mai-juin). Guerre d'Espagne (juillet)
1938 : Accords de Munich
14 juin 1940 : Les Allemands entrent dans Paris, ville ouverte
18 juin 1940 : Appel du général de Gaulle à la résistance
10 juillet 1940 : Pleins pouvoirs à Pétain, fin de la IIIe Répu-blique
1943 : Jean Moulin préside à la création du Conseil national de la Résistance (CNR)