La peste noire a commencé de faucher en 1347-1348. Qu'elle soit bubonique ou pulmonaire, elle tue souvent un habitant sur deux, et la totalité de ceux de certains villages sont enfouis dans des fosses communes ou entassés sur des bûchers.
Au début du xive siècle, la population du royaume était devenue si abondante que la disette – parfois la famine –, après des décennies de récoltes suffisantes, étaient réapparue.
La peste noire vide les campagnes sans faire disparaître la famine. Et les survivants tuent ceux qu'ils jugent responsables de l'épidémie.
On dit que les juifs empoisonnent les puits et les sources. On les traque et on les brûle. Ceux qui le peuvent se réfugient à Avignon, où le pape Clément VI les protège, excommuniant ceux qui les persécutent. Mais des milliers périssent, comme si l'épidémie de peste noire réveillait une autre maladie endémique, l'antijudaïsme, comme si celui-ci était caché au plus profond d'un repli de l'âme de la France et se tenait prêt à l'infester si les circonstances s'y prêtaient, s'il fallait désigner un bouc émissaire responsable des malheurs du temps.
Dans le désarroi et la terreur provoqués par la peste noire, des milliers de chrétiens se flagellent, « batteurs » fouettant leurs corps jusqu'au sang, zébrant leurs torses et leurs cuisses en hurlant, longues processions ensanglantées parcourant des campagnes appauvries.
D'autres paysans – ces « jacques » – affamés se rebellent. Quand la jacquerie devient menaçante, on la taille en pièces – ce que fait Charles le Mauvais en 1358, massacrant plus de vingt mille jacques après avoir, par traîtrise, capturé puis décapité le chef (Guillaume Carle, en Beauvaisis) que ces paysans se sont donné.
Sur fond de peste noire – et donc de « grande peur », comme on dira en 1789 –, de disette, de jacqueries – donc de violences – se met en place une « mécanique » sociale et politique qui caractérisera souvent l'histoire nationale.
Le pouvoir royal est affaibli : le Dauphin Charles, fils de Jean le Bon, réunit les états généraux (1357).
On voit surgir des « réformateurs » parmi lesquels s'imposent le prévôt des marchands de Paris, Étienne Marcel, l'évêque de Laon, Robert le Coq, du parti de Charles de Navarre.
Cet engrenage – querelles dynastiques, jacqueries, états généraux, volonté de réforme, rôle des « bourgeois » de Paris – « invente » un assemblage qui se recomposera à maintes reprises au cours de l'histoire de France.
À Paris, une foule en armes massacre les « mauvais conseillers » du roi (22 février 1358).
Étienne Marcel pénètre dans les appartements du Dauphin et ordonne la mise à mort des « maréchaux » de Champagne et de Normandie, qui incarnent la chevalerie incapable de remporter des victoires militaires contre les Anglais et opposée aux réformes.
Le Dauphin Charles assiste au massacre de ses proches, qu'il est contraint d'approuver. Étienne Marcel le prend alors sous sa protection, le coiffant d'un chaperon rouge et bleu, couleurs de la bourgeoisie parisienne !
On pense ici à Louis XVI qui, le 20 juin 1792, face aux sans-culottes qui ont envahi le palais des Tuileries, est contraint de « boire à la santé de la nation » et de coiffer le bonnet rouge. C'est comme si les émeutiers rejouaient, quatre siècles plus tard, la scène de février 1358 !
Les peuples ont une longue et fidèle mémoire. Les souvenirs jaillissent, ressuscitent des gestes inscrits dans l'inconscient collectif comme si, au cours des temps, s'était élaboré une génétique de la nation.
Ces mécanismes politiques et psychologiques vont s'inscrire dans l'âme de la France, où s'affirme le sentiment national.
Les partisans d'Étienne Marcel se retournent contre lui – en juillet 1358 – quand le prévôt des marchands, devenu l'allié de Charles le Mauvais, sera rendu responsable de l'entrée dans Paris de troupes anglaises.
Il est assassiné à la porte Saint-Antoine après que Jean Maillart, qui a été l'un de ses soutiens, a refusé de lui remettre la clé de la porte, et a fait au contraire appel au Dauphin, qui va pouvoir rentrer dans Paris.
On mesure ici combien la question « nationale » est intriquée avec les questions de politique « intérieure ».
Charles le Mauvais, rival du Dauphin, et Étienne Marcel, le réformateur, ont recours aux Anglais. Car ceux-ci sont certes des étrangers, mais aussi issus de la même origine « française ». Dès lors, rechercher leur appui, est-ce prendre le parti de l'étranger ? On peut d'autant plus se poser la question que le système féodal – vassalité – enserre encore le royaume.
Cependant, choisir l'Anglais pour allié, c'est déjà être, aux yeux de Français de plus en plus nombreux, du « parti de la trahison ».
Et c'est cette coalition des féodaux avec l'étranger, de Charles le Mauvais avec les Anglais, qui est défaite à Cocherel, le 16 mai 1364, par le capitaine breton Bertrand Du Guesclin.
Le Dauphin Charles, dont le père Jean le Bon vient de mourir prisonnier à Londres, peut sortir de Paris et se rendre à Reims pour s'y faire sacrer avec son épouse Jeanne de Bourbon, le 19 mai 1364.
L'abîme ne s'est pas refermé sur le royaume de France et ses souverains.
15.
En 1364, après l'avènement et le sacre de Charles V, le peuple espère que les souffrances, la disette, la peste noire, mais aussi ces compagnies de routiers, de soudards, de pillards, d'Anglais qui, entre deux batailles, écument le pays, vont s'éloigner.
Charles V n'est-il pas de « sainte lignée » ? Ne dit-il pas qu'il veut placer sa couronne sous la protection du « bienheureux Louis, fleur, honneur, bannière et miroir, non seulement de notre race royale, mais de tous les Français » ?
Il déclare que le roi « doit seigneurier au commun profit du peuple ». Il incarne la figure du souverain français tel qu'on le rêve, soucieux du sort de son peuple. Et donc ne le pressurant pas fiscalement, supprimant même certaines impositions – ce qui attire à lui les seigneurs gascons auxquels l'Anglais réclame des taxes. Un roi qui s'entoure d'hommes sages, légistes, professeurs, théologiens, lecteurs d'Aristote et de saint Thomas d'Aquin – Nicolas Oresme et Philippe de Mézières –, qui accumule dans une tour du Louvre plus de mille manuscrits, autant qu'en possède le pape. Et ses propagandistes écrivent, et on recopie leur Traité du Sacre, le Songe du Vergier, dans lesquels ils exaltent les caractères du monarque, mystique et divin, de la royauté française, tout en affirmant son indépendance vis-à-vis de la papauté.
Ce souverain-là ne veut conduire qu'une guerre victorieuse. Assez de Crécy et de Poitiers ! Ses chefs de guerre, Bertrand Du Guesclin et Olivier de Clisson, sont de prudents hommes d'armes, non des chevaliers téméraires et écervelés, cibles des archers anglais. Du Guesclin et Clisson conseillent de ne combattre les Anglais que s'ils sont en mauvaise posture : c'est ainsi seulement qu'on doit « prendre un ennemi ».
Et prudemment, de manière retorse, Charles V se réapproprie le Poitou, la Saintonge et l'Angoumois.
En 1380, à sa mort, l'Anglais ne possède plus qu'une bande de terre entre Bordeaux et Bayonne, et les villes de Calais, Brest et Cherbourg.
Le royaume reprend son souffle après des temps où la peste, la disette et la guerre l'étouffaient.
On peut semer et moissonner. On peut vendre son grain en échange d'une monnaie – un franc d'or – que de trop rapides changements de teneur en métal précieux ne dévaluent pas d'une saison à l'autre. Et à Paris on peut s'imaginer que l'ordre et la sécurité vont régner.
Charles V entreprend de renforcer les défenses de la ville. Une nouvelle enceinte est construite, englobant les nouveaux quartiers.