Le Roi voyant l'affaire
Si bon vin leur donna
Que l'autre sans rien faire
Content s'en retourna.
Ce roi réussit. Charles le Téméraire, qui a repris la guerre, meurt devant Nancy (1477), et en jouant des successions, en mêlant habile diplomatie et menaces, Louis XI agrandit le royaume de France du Roussillon, de la plus grande partie de la Bourgogne (duché), de la Picardie, de l'Anjou, du Maine et de la Provence.
Avec Marseille, le royaume s'ouvre ainsi sur la Méditerranée et recouvre les limites de la Gaule romaine.
Certes, il a fallu accepter que Marie de Bourgogne – fille de Charles le Téméraire – épouse l'empereur Maximilien d'Autriche. Les Habsbourg sont aux portes du royaume de France. Mais Louis XI a obtenu que la fille de Marie de Bourgogne épouse le Dauphin Charles, et elle apporte dans sa dot la Franche-Comté, l'Auxerrois, le Mâconnais et l'Artois.
Au sud, Isabelle de Castille a épousé Ferdinand d'Aragon, et ces Rois Catholiques vont reconquérir toute l'Espagne, en chasser les musulmans.
Ces modifications portent en germe une nouvelle géopolitique de l'Europe occidentale. Le royaume de France ne peut qu'y être directement impliqué.
Le 30 août 1483, quand meurt Louis XI à Plessis-lès-Tours, le royaume de France n'est plus l'État exsangue de la première moitié du xve siècle.
L'âme du pays a été trempée par la guerre. Elle se sait et surtout se veut française.
Au lent processus d'agrandissement et d'unification du royaume, Louis XI, en vingt-deux ans de règne, a apporté une contribution majeure.
Dans le fonctionnement du pouvoir, il a tout subordonné au succès de la politique qui sert la gloire et les intérêts du royaume tels que le roi les conçoit.
Ceux qui ne partagent pas cette vision doivent être brisés. Le royaume de France ne doit compter que des sujets soumis au pouvoir royal.
L'âme de la France se souviendra de l'« universelle aragne ».
18.
La mort a saisi Louis XI et c'est un enfant de treize ans qui est sacré roi de France. Point de conseil de régence pour Charles VIII : le défunt roi a choisi deux tuteurs, sa fille Anne et son époux, Pierre de Beaujeu, un Bourbon dont il sait qu'ils continueront sa politique avec ténacité et prudence. « Anne, disait-il, est la femme la moins folle du monde. »
Et, précisément, elle doit faire face avec Pierre de Beaujeu à la « Guerre folle » que mènent contre ces deux tuteurs les princes qui veulent dominer le roi, retrouver leur influence. Parmi eux, il y a le cousin du souverain, Louis d'Orléans, fils du poète Charles d'Orléans, retenu si longtemps prisonnier en Angleterre. Vaincu par les troupes royales, Louis d'Orléans passera trois années en prison (1488-1491) avant de devenir, à la mort de Charles VIII (1498), Louis XII, roi de France.
Et, revêtant les habits du souverain, il combat à son tour les princes. Il peuple son Conseil de roturiers, comme l'avaient fait Louis XI et Charles VIII. Il écoute les avis de cet « humaniste » – un des hérauts de la révolution culturelle qui, portée par l'imprimerie, bouleverse des valeurs réputées immuables – nommé Guillaume Budé (1467-1540), dont Charles VIII avait fait son secrétaire.
Fini le temps des chroniqueurs à la Commynes. Charles VIII les a renvoyés.
Avec le roturier progresse l'esprit profane.
La Sorbonne admet les studia humanitatis – études profanes. Un Robert Gaguin publie pour Charles VIII les Commentaires de César, et une Histoire française qui se donne Tite-Live pour modèle.
Les imprimeries se multiplient à Paris et à Lyon. En 1514, Louis XII dispensera les livres de taxe à l'exportation. Les librairies disposent en réserve de plusieurs dizaines de milliers de volumes à eux tous.
On imprime, on réimprime François Villon, sa Ballade des dames du temps jadis :
Où est la très sage Héloïse
Pour qui châtré fut et puis moine
Pierre Abélard à Saint-Denis [...]
Et Jeanne la bonne Lorraine
Qu'Anglais brûlèrent à Rouen [...]
Mais où sont les neiges d'antan ?
La nation naît de cette langue qui s'affine, se crée en forgeant des mots neufs, en exprimant une sensibilité nouvelle et en donnant à des milliers de lecteurs la conscience forte d'appartenir à une communauté nationale. Le chant profane, les livres, la poésie, tous ces textes qui commencent à circuler constituent une mémoire collective, une légende et une mythologie partagées.
La France commence à vivre en chaque Français grâce au pouvoir des mots :
Frères humains qui après nous vivez
N'ayez les cœurs contre nous endurcis [...]
Mais priez Dieu que tous nous veuillent absoudre !
Heureusement, entre le moment où Villon écrit cette Ballade des pendus – vers 1461 – et la fin du siècle (Charles VIII : 1483-1498 ; Louis XII : 1498-1515), la mort recule.
Les grappes de pendus au gibet de Montfaucon sont moins serrées.
La peste noire et la disette frappent encore au début du règne de Charles VIII, mais le pays se repeuple ; les étrangers sont admis sans avoir à payer le droit d'aubaine pour obtenir la « naturalité ».
Castillans et Italiens arrivent nombreux dans les villes, dont la population augmente (Paris : 250 000 ; Lyon, Nantes, Rouen, Toulouse : entre 25 000 et 50 000).
Les défrichements reprennent, les villages abandonnés retrouvent vie.
À Lyon, à Troyes, à Paris, du tissage à la fabrication de papier pour l'imprimerie, les ateliers se multiplient, en même temps que des modes nouvelles, venues d'Italie, répandent le goût du luxe, des tissus en soie, de la joaillerie.
En deux décennies, la France a retrouvé sa richesse. Elle est la plus vaste des nations – 450 000 kilomètres carrés –, la plus peuplée – 20 millions d'habitants –, celle dont l'organisation étatique, la plus élaborée, permet de recouvrer les impôts avec le plus d'efficacité.
Ainsi s'inscrit dans la mémoire nationale l'expérience à la fois du malheur exemplaire et du redressement miraculeux qui remet la France à sa place : au premier rang.
Le passage de la dévastation provoquée par la guerre – civile et étrangère – à ce renouveau, cet éloignement des temps de malheur, sont des éléments déterminants dans l'élaboration de l'âme de la France.
Hier, c'était la peur qui étreignait les campagnes menacées par les routiers des Grandes Compagnies.
À la fin du xve siècle, Claude de Seyssel publie Louange au Roi Louis XII, et il décrit une France paisible, gouvernée par un « Père » :
« Tous, dit-il, labourent et travaillent, ainsi avec les gens croissent les biens, les revenus et les richesses. »
La croyance s'enracine qu'il existe un miracle français, que la Providence veille sur le royaume.
Mais, rassurés, satisfaits, les souverains et leur entourage – et, naturellement, les grands, soucieux de recouvrer leur influence – ne réalisent pas que la France ne regarde pas vers l'Atlantique, où Portugais, Espagnols et Italiens s'aventurent (1492 : Christophe Colomb aborde les terres américaines), et qu'ainsi le royaume de France ne participera pas à ce partage du monde – et de l'or ! Les souverains français préfèrent chevaucher en Italie, qui, émiettée, sans État, est cependant le grand pôle économique et financier de l'Europe avec les Flandres.
S'il ne peut être question de conquérir ces dernières, l'Italie, elle, semble facile à saisir.
C'est le mirage de la monarchie française. Pour le matérialiser, on veut avoir les mains libres.
On rend le Roussillon à Ferdinand d'Aragon, l'Artois et la Franche-Comté aux Habsbourg. Une « politique étrangère » française se dessine, où l'illusion, le souci de la gloire, l'emportent sur la raison. Et dans laquelle on sacrifie le gain sûr, réalisé, au rêve.
Charles VIII entre dans Naples en février 1495, vêtu du manteau impérial et de la couronne de Naples, de France, de Jérusalem et de Constantinople.