Or vivez de venin, sanglante géniture,
Je n'ai plus que du sang pour votre nourriture !
Cette souffrance française devant la tragédie nationale fait la force de ceux qui veulent rétablir l'unité, la souveraineté et la paix dans le royaume.
Le « parti de l'étranger » et de la division devrait, pour l'emporter, guérir l'âme blessée de la France, or il exacerbe sa douleur.
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LA MESSE DU ROI ET DES CARDINAUX
1589-1661
22.
Comment Henri IV, hérétique et relaps, qu'un souverain a choisi pour lui succéder après avoir été frappé par le poignard d'un moine fanatique, peut-il rassembler autour de lui son royaume déchiré par les haines religieuses ?
À peine un sixième de la France l'a reconnu.
La capitale est entre les mains de la Sainte Union des ligueurs, soumise aux Guises. Les Parisiens suivent les processions des prêtres, des moines, qui, brandissant crucifix et portraits de la Vierge, exaltent le tyrannicide et la vraie foi. Le pape les soutient. L'Espagne de Philippe II finance les Guises, envoie ses soldats pour renforcer les rangs des ligueurs, et rêve de voir monter sur le trône de France Isabelle, l'infante, la petite-fille de Henri II, et de soumettre ainsi la France aux Habsbourg.
Et c'est cependant Henri IV qui va l'emporter.
Il lui faut d'abord conquérir son royaume comme s'il s'agissait d'une terre étrangère, et, pour cela, faire appel à l'aide des soldats d'Élisabeth Ire, ces anglicans, adversaires des papistes.
Il a besoin d'argent.
Il se dirige donc vers la Normandie, la grasse province qui verse le plus d'impôts et dont les ports nombreux peuvent accueillir les navires anglais.
Le 21 septembre 1589, il remporte la victoire à Arques – près de Dieppe – contre les troupes de Guise, du duc de Mayenne, et il est à nouveau vainqueur des ligueurs et des Espagnols à Ivry (le 14 mars 1590).
Il a lancé : « Ralliez-vous à mon panache blanc ! »
Cela vaut certes pour une bataille, mais le royaume ne se soulève pas en sa faveur, même si les provinces et les parlements de Rennes et de Bordeaux se rallient à lui.
Cela ne représente encore jamais que la moitié du royaume. Et s'il réussit à s'emparer de Chartres, il a échoué devant Rouen, et n'a pu longtemps faire le siège de Paris.
La France est divisée. Les moines casqués, les ligueurs, les milices, tiennent la capitale. Et ce roi qui aspire à gouverner la France commence par faire mourir de faim les Parisiens en les enfermant dans un blocus impitoyable : on fabrique du pain en broyant les os des squelettes arrachés au cimetière des Innocents ! On dénombrera près de cinquante mille victimes de la disette, de la maladie et des combats.
Ce sont les troupes espagnoles d'Alexandre Farnèse qui viennent desserrer le siège et prennent garnison dans Paris.
Telle est la France : quand elle n'est pas unie, elle s'entre-dévore, elle en appelle à l'étranger.
Les passions s'y exacerbent, mais, en même temps, dans chacun des camps, des « politiques », des « réalistes », commencent à penser qu'il faut trouver des solutions de compromis.
Et ces « raisonnables » se séparent peu à peu d'avec les plus « zélés » de leurs compagnons. La France apparaît aux « politiques » si divisée que, sous peine de la voir éclater, disparaître, il leur faut trouver des solutions qui ne satisfont pas les « zélés », mais expriment l'équilibre des forces.
Les passions françaises conduisent ainsi paradoxalement à l'« arrangement » qui permet la reconstitution de l'unité nationale. Mais cette « sagesse » ne l'emporte qu'après que l'on a éprouvé l'impossibilité et souffert des cruautés des solutions extrêmes.
C'est à Paris que tout se joue et que se confirme le rôle décisif, central, de la capitale, et qu'ainsi s'accuse un trait majeur de l'histoire française.
Là s'esquisse parmi les ligueurs des revendications politiques extrêmes. Les « catholiques zélés » veulent un roi contrôlé par les états généraux. Le conseil des Seize de la Ligue et un comité secret des Dix dressent des listes de proscription de personnalités à « épurer ».
On perquisitionne. On menace.
Le « papier rouge » énumère les noms de ceux qui doivent être « pendus, dagués, chassés ». Les lettres P, D, C, indiquent le châtiment prévu.
Et trois magistrats, dont le président Brisson, soupçonnés d'être des « politiques », c'est-à-dire des « modérés » indulgents envers l'hérésie, donc des traîtres, sont pendus et leurs cadavres exposés en place de Grève.
Un climat de terreur s'installe ainsi dans Paris.
Les « zélés » développent dans un même mouvement une conviction religieuse radicale – contre les huguenots – et une idéologie égalitaire.
Ils contestent la transmission héréditaire des titres nobiliaires.
Ils s'en prennent à ceux qui, en pleine disette – due au blocus de Paris par les armées de Henri IV –, ont leurs plats « pleins de grasse soupe ».
Ces revendications inquiètent les gentilshommes, le duc de Mayenne et les bourgeois aisés.
Des divisions se font jour parmi les ligueurs. Le roi, redécouvre-t-on, est le garant de l'ordre, et les « zélés » répandent au contraire des ferments de désordre, voire de révolution.
On aspire à la paix, à l'unité du royaume autour du souverain. Et le patriotisme vient s'ajouter à ces motivations sociales. On se veut « vrai Français ». On rejette et on craint la présence et la politique des Espagnols.
On craint l'éclatement du pays. On s'inquiète de ces villes « qui veulent un conseil à part, comme si chacune d'elles eût voulu se former sur le modèle et le plan d'une république ». La France ne risque-t-elle pas de devenir « une Italie, et les villes changées en Sienne, Lucques et Florence, ne ressentant plus rien de leur ancien gouvernement et du bel ordre de l'illustre monarchie » ?
Ainsi le « bloc » catholique se fissure-t-il.
La passion religieuse et les revendications républicaines et égalitaires qu'elle charrie, la « terreur » qu'elle commence à répandre, rencontrent les réticences, l'opposition des « politiques », des « nobles », des « bourgeois », des patriotes attachés au modèle monarchique français.
Et le duc de Mayenne, les Guises, les chefs traditionnels de la Ligue, préfèrent en définitive choisir l'ordre.
Les plus zélés des ligueurs sont arrêtés.
Les responsables des exécutions du président Brisson et des deux autres magistrats sont pendus.
En décembre 1589, le duc de Mayenne vide de ses pouvoirs le conseil des Seize et les concentre dans ses mains.
Le « dérapage » de la Sainte Union vers des solutions extrêmes est arrêté.
En France, les poussées « révolutionnaires » sont rapidement enrayées par l'attachement à l'unité du royaume – à celle de la nation – et à l'ordre social.
Le « moment » de l'extrémisme laisse des cicatrices, développe des conséquences politiques, mais, à la fin, c'est le compromis qui s'impose.
La violence est présente dans l'histoire nationale, mais cette tempête est de brève durée et un équilibre national finit par se reconstituer, recimentant la nation et restaurant la cohésion du corps social.
L'intelligence de Henri IV est de l'avoir compris.
Il mesure qu'il ne peut conquérir son royaume par le seul usage de la force.
Il n'a pas pu entrer dans Paris. Les ligueurs ne sont pas vaincus. Il doit, s'il veut régner et être reconnu comme souverain, incarner l'unité du royaume, faire une concession majeure, abjurer sa foi huguenote afin d'exprimer, par ce choix, qu'il s'inscrit dans la tradition nationale, et donc sacrifier sur l'autel de l'unité sa foi protestante.
Le 25 juillet 1593, en la basilique de Saint-Denis, il abjure, entend la messe et communie.