Quinze années viennent d'être perdues, le royaume étant paralysé par des luttes vaines.
Elles ont cependant confirmé que la France, à tout moment de son histoire, peut s'enfoncer dans le marécage de ses divisions, connaître l'impuissance, les haines fratricides, les violences, les assassinats, les exécutions les plus barbares, puis recouvrer l'unité un temps perdue et donc sa force.
25.
La France était entravée.
Or il faut moins de vingt ans à Richelieu et à Louis XIII pour en faire l'un des acteurs majeurs de la politique européenne, et donc aussi pour remodeler le gouvernement, la société et l'âme du royaume.
En 1624, lorsque Richelieu est appelé au Conseil du roi, la France hésitait à choisir une politique.
Le 4 décembre 1642, quand meurt le Cardinal, suivi le 14 mai 1643 par le roi, le royaume est engagé sur une trajectoire qui détermine son avenir.
En fait, tout s'est joué en quelques semaines, même s'il a fallu plusieurs années pour déployer les conséquences du diagnostic que, dès le mois de novembre 1624 – il est entré au Conseil le 29 avril –, formule Richelieu :
« Les affaires d'Allemagne sont dans un tel état, écrit-il à Louis XIII, que si le roi les abandonne, la Maison d'Autriche se rendra maîtresse de toute l'Allemagne, et ainsi assiégera la France de tous côtés. »
Le souverain partage cette analyse.
Il a renouvelé en juin 1624, malgré les « dévots », son alliance avec les Provinces-Unies protestantes. Or elles sont en guerre avec l'Espagne catholique.
Mais Louis XIII n'a pas encore tranché définitivement. Il demeure fidèle au rapprochement avec l'Espagne, dont le roi est son beau-père. Louis reste un dévot.
Le Cardinal, lui, a choisi. L'ambassadeur de Venise note : « En toutes choses, Richelieu se fait connaître plus homme d'État que d'Église. »
C'est là une orientation décisive.
Elle place la politique au cœur de toutes les décisions. Elle est laïque dans son essence. Elle ne vise pas des objectifs « religieux », mais est portée par l'« idée que la place du royaume de France parmi les nations » doit être la première.
Encore, pour y parvenir, faut-il tout subordonner à cette ambition nationale et dynastique.
Cela suppose une direction ferme et unifiée de l'État. Une société soumise où les corps intermédiaires (parlements, états provinciaux) ne jouent qu'un rôle mineur, où l'on ne tolère aucune indépendance des grands, ces princes toujours tentés de se partager le royaume ; et où l'on ne peut non plus accepter que les huguenots constituent un « État dans l'État » avec des places fortes, des villes de sûreté, une organisation politico-militaire.
Quant au peuple de va-nu-pieds, de manants et de croquants, il faut réprimer sans pitié toutes ses protestations, ses rébellions, d'autant plus nombreuses que les impôts sont multipliés par trois entre 1635 et 1638, et que la disette menace toujours les pauvres.
Or la grande politique étrangère exige d'immenses ressources. Il faut armer 150 000 hommes, les doter d'une artillerie, les « solder », construire des navires, payer les Suédois ou les Hollandais, ces alliés qui mènent seuls la guerre contre l'Espagne, puisque Louis XIII ne l'a pas déclarée et que la France conduit donc contre les Habsbourg une « guerre couverte », « douce » mais fort coûteuse.
Il faut par conséquent abandonner « toute pensée de repos, d'épargne et de règlement du dedans du royaume », diagnostique Richelieu.
C'est bien le choix d'une politique étrangère destinée à assurer la grandeur du royaume qui détermine le programme de Richelieu.
Ceux qui s'opposent à lui invoquent les souffrances, les sacrifices qui vont être demandés au peuple si la guerre s'engage.
Ils sont hostiles à l'idée d'une politique antiespagnole, donc anticatholique.
Ils refusent, en fait, le caractère absolutiste de la monarchie.
Ils soutiennent les complots que les grands ourdissent contre Richelieu, envisageant de le faire assassiner. On voit se liguer des dévots, comme le garde des Sceaux Marillac, des grands, comme le comte de Chalais.
On conspire avec l'accord du frère du roi, Gaston d'Orléans, de la reine mère Marie de Médicis, ou même de la reine Anne d'Autriche, fille du roi d'Espagne.
On conteste l'interdiction des duels.
De leur côté, les protestants – les ducs de Rohan et de Soubise – entendent défendre leurs places fortes, donc le port de La Rochelle, qui peut leur permettre de recevoir l'aide anglaise.
Le programme que Richelieu élabore est d'une force et d'une limpidité implacables.
Il faut, dit-il, « ruiner le parti huguenot », « rabaisser l'orgueil des grands », « réduire tous les sujets à leurs devoirs, et relever le nom du roi dans les nations étrangères au point qu'il doit être ».
Les têtes des grands – pour un duel, un complot, une trahison – roulent : Marillac, le duc de Montmorency-Bouteville, Cinq-Mars, le comte de Chalais, sont décapités.
Les huguenots de La Rochelle sont assiégés : ils capituleront en 1628, la population de la ville étant alors passée de 25 000 à 6 000 habitants.
La détermination de Richelieu est impitoyable.
Il brise les résistances des protestants dans les Cévennes. Et même si, par l'édit de grâce d'Alès (1629), il leur accorde la liberté de conscience et de religion, ils perdent toutes les garanties « militaires et politiques » que Henri IV leur avait accordées.
Ils sont dans la poigne du roi, sans autre défense que son bon vouloir.
« Les sources de l'hérésie et de la rébellion sont maintenant éteintes », constate Richelieu.
L'essentiel n'est cependant pas dans la victoire de l'Église contre les adeptes de la religion prétendument réformée, mais bien dans ce que l'on peut faire de ce royaume qu'on maîtrise désormais.
Or le but est clair : la grandeur du royaume, la gloire du roi, qui ne sauraient s'obtenir que par la domination sur les autres nations.
Or il faut que la France soit la première des nations. Richelieu ne veut pas d'une Europe impériale, mais de nations alliées, subordonnées à la nation française.
Ce choix de la « grandeur nationale » passe par l'intervention dans les affaires européennes.
Richelieu est ainsi le premier des hommes d'État français à formuler clairement l'ambition qui va devenir l'un des traits distinctifs de l'âme de la France.
« Maintenant que La Rochelle est prise, écrit le Cardinal à Louis XIII, si le roi veut se rendre le plus puissant du monde, il faut avoir un dessein perpétuel d'arrêter le cours des progrès d'Espagne, et au lieu que cette nation a pour but d'augmenter sa domination et étendre ses limites, la France ne doit penser qu'à se fortifier en elle-même et s'ouvrir des portes pour entrer dans tous les États de ses voisins et les garantir des oppressions d'Espagne. »
Richelieu oppose ainsi une Europe des nations, dont la France serait la protectrice, à une Europe « impériale ».
Pour mettre en œuvre cette politique, encore faut-il que le roi la soutienne. Or Louis XIII est soumis à la pression de son entourage : Anne d'Autriche, l'épouse espagnole, Marie de Médicis, la mère dévote, et tous ceux du « parti dévot » que révulse l'idée de faire la guerre à l'Espagne ou qui prévoient le coût d'hostilités prolongées et les souffrances qu'elles provoqueront.
Le 16 novembre 1630, Marie de Médicis croit avoir obtenu d'un Louis XIII malade le renvoi de Richelieu, mais le roi va finalement conforter le Cardinal, chasser le garde des Sceaux, Marillac, et la reine mère, Marie de Médicis. Le tournant décisif est pris.
La guerre « ouverte » ne sera néanmoins déclarée à l'Espagne qu'en 1635.
C'est qu'il faut de l'argent pour la conduire. Les impôts sont augmentés, affermés à des « financiers », des « traitants », des « partisans » qui avancent à l'État les sommes qu'ils empruntent aux grandes familles de la noblesse d'épée et de robe, auxquelles est versé un intérêt. Quelles que soient leurs positions politiques, elles sont ainsi tenues par la dépendance financière qui les lie au roi.