Nicolas Fouquet était surintendant des finances. Le souverain le soupçonne d'avoir une ambition autonome, de parvenir peut-être à regrouper autour de lui des opposants à l'absolutisme, ou simplement d'affaiblir par sa propre lumière le rayonnement solaire du pouvoir royal. Aussi est-il arrêté, emprisonné à vie, sans aucune possibilité de recours (septembre 1661). La lettre de cachet condamne sans explication. L'État absolutiste est un État « totalitaire ». Aucun domaine ne lui échappe : Colbert crée des manufactures, de grandes compagnies de commerce qui devraient concurrencer les hollandaises et les anglaises. Le roi a son historiographe : Racine ; son peintre : Le Brun ; son architecte : Le Vau ; son musicien : Lully. Molière joue ses pièces devant le souverain ; il est son protégé.
L'âme de la France apprend à servir et à louer, à attendre l'impulsion ou l'ordre de l'État pour créer.
Elle vit de l'État et sous la protection de l'État (un tarif protecteur est institué à nos frontières par Colbert en 1667) ; c'est par le service de l'État qu'on s'élève dans la hiérarchie sociale.
Chacun dépend du roi, est son courtisan et son serviteur, mais, par-delà la personne du monarque, c'est le royaume que l'on sert.
Le roi s'identifie à la France. Et le peuple ne sépare pas le corps symbolique du roi du corps de la nation.
Mais chaque serviteur du roi, lieutenant général de police, intendant ou officier, veut être à son tour un souverain absolu, si bien que la société française devient ainsi une société de castes d'autant plus rigides qu'elles sont constituées de propriétaires de leurs charges. Colbert, qui doit faire face au gouffre financier que creuse la politique de grandeur, multiplie les ventes d'offices, ce qui, à moyen terme, ne peut que saper l'absolutisme.
Le roi risque en effet de ne plus être maître que d'une apparence de pouvoir absolu, celui-ci se réduisant à un rituel et à une étiquette, à une Cour.
Car, les grilles du parc franchies, les propriétaires de charges se sont emparés du pouvoir, puisqu'ils lui fournissent l'argent dont il a besoin.
L'endettement de l'État absolutiste, le déséquilibre endémique des comptes – les recettes n'étant jamais suffisantes, il faut créer de nouveaux impôts, vendre de nouveaux offices –, deviennent ainsi, dès 1670, une maladie pernicieuse qui ronge le royaume.
Mais, au début du règne personnel de Louis XIV, les effets de cette pathologie française – aucun régime n'y échappera – ne sont pas encore trop inquiétants.
L'ambassadeur vénitien souligne en 1661 que « la France est un pays riche de terroirs fertiles, composé de provinces réunies en un corps unique où les communications sont facilitées par les nombreuses rivières... Le royaume n'a pas cessé de s'agrandir depuis deux cents ans... Ses principales richesses, la France ne les tire pas des Indes, mais de son propre sol... La force du royaume vient aussi de son armée, car il est plein de soldats qui par leur instinct naturel sont braves et courageux... Je parlerai maintenant du roi Louis XIV..., prince de complexion vigoureuse, de haute taille, d'aspect majestueux... On ne le voit jamais s'emporter ou se laisser dominer par la passion... Il se consacre effectivement et assidûment aux affaires du gouvernement... »
Cette richesse du royaume semble d'abord inépuisable.
Le roi y puise pour ses « bâtiments » – Versailles, où il s'installe en 1682, Marly –, ses fêtes, ses « jeux », ses « dons » aux courtisans, puisque tout homme est à vendre et que le monarque sait les acheter par des gratifications symboliques – être à la Cour, servir le souverain, assister à son lever, à son coucher – et ses distributions d'argent.
Tout courtisan devient un domestique qui attend son pourboire !
Telle est la logique du pouvoir absolu – qui sera celle de tout pouvoir français : il veut qu'on le serve. Il distingue parmi ses serviteurs, il nomme, promeut, favorise, rétribue, renvoie, bannit.
Car le pouvoir se méfie de ceux qui, par indépendance d'esprit, force de caractère ou orgueil de caste, pourraient ne pas se soumettre à cette domestication généralisée.
Ainsi, la haute noblesse est écartée des responsabilités politiques, à la fois parce que Louis XIV a vécu la Fronde des princes, mais aussi parce qu'il se méfie de l'orgueil de caste des grands.
Les trois ministres composant le Conseil étroit qui gouverne l'État sous la direction personnelle et quotidienne du roi sont de « pleine et parfaite roture », selon Saint-Simon.
C'est le cas de Jean-Baptiste Colbert – et plus tard de son fils et de ses parents – aux Finances, de Michel Le Tellier – puis de son fils Louvois – à la Guerre, de Hugues de Lionne aux Affaires étrangères.
L'amertume pincée des grands se mue en désir de paraître aux côtés du roi à Versailles, à Marly (« Sire, Marly ! »), de partager sa vie quotidienne – les jeux, les dîners, les chasses, les fêtes, les représentations théâtrales, les ballets –, de se repaître de rumeurs, de ragots, de connaître les favorites – mademoiselle de La Vallière, madame de Montespan –, de pousser leurs filles ou leurs épouses dans les bras du roi.
Ce paraître est onéreux. On s'y ruine. On dépend du roi, qui peut rembourser les dettes qu'on a contractées.
Mais il vous faut être près de lui, afin qu'il vous voie.
Des rivalités haineuses déchirent les courtisans. Des intrigues se nouent, certaines criminelles. L'affaire des poisons compromet madame de Montespan ; le roi clôt l'enquête, mais trente-six personnes sont condamnées, exécutées, parmi les complices ou clients de l'avorteuse, sorcière, empoisonneuse, vendeuse de « filtres », organisatrice de messes noires : la Voisin.
Ainsi dépendante du roi, la haute noblesse n'a plus les moyens de se dresser contre le souverain. On ne prend plus les armes. On ose à peine prendre la plume.
La servilité, qui masque sa lâcheté sous le nom de « service de l'État », alors qu'elle n'est que soumission pour la recherche d'une charge, d'une distinction, d'une rétribution, s'inscrit elle aussi dans l'âme de la France.
Et Louis XIV fait preuve d'une lucidité cynique et machiavélienne lorsqu'il écrit :
« Je crus qu'il n'était pas dans mon intérêt de chercher des hommes d'une qualité plus éminente – pour me servir –, parce que ayant besoin sur toutes choses d'établir ma propre réputation, il était important que le public connût par le rang de ceux dont je me servais que je n'étais pas en dessein de partager avec eux mon autorité, et qu'eux-mêmes, sachant ce qu'ils étaient, ne conçussent pas de plus hautes espérances que celles que je leur voudrais donner. »
Il ajoute, dévoilant sa méthode de gouvernement solidaire excluant la désignation d'un ministre principal : « Il était nécessaire de partager ma confiance et l'exécution de mes ordres sans la donner entière à personne. »
Ce changement dans l'administration du royaume (conseillers d'État, maître des requêtes, intendants, subdélégués et officiers appliquent le plus souvent avec rudesse les ordres du roi), s'il en renforce la cohésion, ne fait pas pour autant disparaître la misère des plus humbles.
Au contraire. C'est en cascade que les besoins financiers de l'État vont écraser de taxes et d'impôts les « jacques ».
Ceux-ci se rebellent dès 1661-1662 dans tout le nord du royaume, puis en Sologne, en Bretagne. Les troupes répriment avec une cruelle efficacité ces « émotions paysannes » que la disette ou la famine provoquent.
On pend les « meneurs ». On condamne aux galères : les navires construits sur l'ordre de Colbert ont besoin de bras. On sévit sans hésitation, sans remords ni regrets. Se rebeller contre le souverain est sacrilège. Le pouvoir absolu l'affirme avec netteté :
« Quelque mauvais que puisse être un prince, écrit Louis XIV, la révolte de ses sujets est toujours infiniment criminelle. »