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La décennie de la Régence est, après le long hiver du Grand Roi, une période de retournement et de créativité qui marque l'âme et la mémoire de la France.

Louis XIV a tenté de prolonger son règne au-delà de sa propre mort. Le conseil de régence doit tenir en tutelle ce neveu, Philippe d'Orléans, dont il s'est toujours méfié : trop beau, trop talentueux, donc trop ambitieux, trop dangereux pour un monarque absolutiste.

Avant de mourir, Louis XIV a fait de ses deux bâtards légitimés – les fils de madame de Montespan –, le duc du Maine et le comte de Toulouse, des princes du sang ayant le droit de succéder à leur père. Pis : le duc du Maine a été désigné par Louis XIV pour prendre en main l'éducation de Louis XV.

Le Régent veut le pouvoir. Il fait casser le testament de Louis XIV par le parlement de Paris, auquel il rend en échange son droit de remontrance ; il fait de même pour toutes les cours souveraines.

Ainsi les parlementaires, écartés du jeu par la monarchie absolutiste, retrouvent-ils leur pouvoir de contrôle, de contestation, d'opposition.

Défaite posthume de Louis XIV et de la volonté absolutiste qui, depuis la dernière convocation des états généraux, en 1614 – il y a alors un siècle –, l'avait emporté. Le Parlement et les cours souveraines se présentent à nouveau comme le « corps » de la nation.

Imposture, puisque les parlementaires sont propriétaires de leurs charges héréditaires, qu'ils représentent un groupe social puissant qui peut certes s'attribuer le rôle de « défenseur » du peuple, mais qui est partie prenante dans la caste des privilégiés. Cependant, en réintroduisant les parlements dans le jeu politique comme acteurs influents, le Régent veut aussi faire contrepoids aux princes, à la haute noblesse, à laquelle – dans sa lutte contre les bâtards de Louis XIV – il a sacrifié le gouvernement ministériel, celui de « la vile bourgeoisie », instrument de l'absolutisme royal.

Durant trois années (1715-1718), huit Conseils – de conscience, des finances, de justice, etc. – peuplés par la haute noblesse gouvernent en lieu et place des descendants des familles ministérielles, les Colbert, les Louvois, les Pontchartrain, etc.

Cette « polysynodie » est une réaction aristocratique à la pratique de Louis XIV. Elle tente de mettre sur pied un autre mode de gouvernement, mais l'incompétence, la futilité de cette haute noblesse, ses rivalités, tout comme le désir du Régent de gouverner lui-même, mettent fin à cette expérience qui avait aussi un but tactique : permettre à Philippe d'Orléans de s'imposer en rassemblant autour de lui les princes contre les bâtards de Louis XIV et contre les parlementaires, auxquels on a rendu leurs pouvoirs.

Cet exercice d'équilibre, qui se termine par la création de secrétariats à la Guerre, aux Affaires étrangères (pour le cardinal Dubois), donc par un retour du gouvernement ministériel, n'en a pas moins fissuré l'absolutisme.

On mesure même, à cette occasion, combien les élites françaises sont divisées, le pouvoir, fragmenté, les ambitions de chaque « clan », contradictoires.

Les risques d'éclatement du groupe social des élites ne sont pas encore perçus. Et cependant, en 1721, paraissent les Lettres persanes de Montesquieu. En 1720, Marivaux, sur le modèle anglais du Spectator, lance un périodique, Le Spectateur français.

Ainsi, une « opinion » souvent critique – prenant modèle sur ce qui se passe à Amsterdam, à Londres – commence d'apparaître. Elle est influente dans les salons. Elle attire telle ou telle personnalité de la haute noblesse, du Parlement.

En face d'elle, le pouvoir est hésitant.

Voltaire a déjà connu la Bastille en 1717. Mais, à sa sortie, ses premières œuvres lui ont valu la notoriété. Ses pièces sont jouées en 1725 lors du mariage du roi avec Marie Leszczynska, fille du roi de Pologne détrôné. Une épigramme contre le Régent le renvoie à la Bastille. En 1726, il s'exilera en Angleterre au terme d'une querelle avec le chevalier de Rohan qui l'a fait bâtonner, refusant de se battre en duel avec un homme qui « n'a même pas de nom ». Et Voltaire a répondu, comme s'il pressentait l'avenir : « Mon nom je le commence, vous finissez le vôtre ! »

Épisode symbolique illustrant comment, sous l'apparence d'un système politique et social qui est l'ordre naturel et sacré du monde, des ferments de division prolifèrent.

Et si les « idées nouvelles » – les « Lumières », dira-t-on bientôt – sont acceptées, c'est que le royaume continue d'être rongé par la « maladie » financière, l'endettement, la recherche haletante de revenus, l'anticipation des recettes pour faire face aux dépenses courantes, à l'impossibilité de prélever de nouveaux impôts.

Naturellement, le regain de pouvoir des parlements et de la haute noblesse réduit encore les marges de manœuvre de la monarchie.

Comment faire payer les privilégiés qui sont le socle du système social et le symbole même de la société d'ordres ?

Ce dilemme, la Régence essaie de le contourner, à défaut de le résoudre.

La fondation en 1716 par l'Écossais John Law d'une Banque générale est le point de départ de cette tentative.

Il s'agit de créer des billets circulant rapidement, en nombre suffisant pour impulser la croissance économique, favoriser le grand commerce maritime et, sinon remplacer, en tout cas entamer le monopole des « espèces sonnantes et trébuchantes », or ou argent, dont la frappe est limitée.

Ce modèle de banque – devenue Banque royale – est emprunté à la Hollande et à l'Angleterre, qui ont créé leurs propres banques respectivement dès 1609 et 1694.

C'est aussi sur les modèles anglais et hollandais que Law fonde en 1717 la Compagnie d'Occident, devenue Compagnie française des Indes.

Ces premières initiatives sont un succès.

Elles permettent, par le jeu de la valeur des billets, des taux d'intérêt, de réduire les endettements – ce qui ruine certains prêteurs. Elles facilitent les investissements, donnent une impulsion aux manufactures et à l'artisanat de luxe favorisés par le grand commerce.

Mais cette économie et cette finance nouvelles se heurtent à la réalité du modèle français.

Law propose une circulation rapide de la monnaie et la prépondérance du commerce dans un royaume où la fortune est foncière, liée à la rente, aux revenus que l'on tire de son statut, de son office, au rôle que l'on joue dans le prêt d'argent à l'État.

Or, en 1719, Law se fait attribuer la Ferme générale – la levée des impôts –, puis, en 1720, il devient contrôleur général des finances.

Cette rencontre entre fonctions liées à l'État et nouvelle économie et nouvelle finance suscite des inquiétudes parmi les princes, prêteurs habituels. Ils retirent leur or de la Banque, la valeur du papier s'effondre, la Bourse de la rue Quincampoix ferme.

Le système novateur a fait faillite. Il s'est brisé contre la structure traditionnelle de la finance dans le royaume. Et aussi sur la rapacité des grands, qui se sont enrichis dans cette spéculation sur le « papier-monnaie », entraînant, par leur volonté de sauver leurs gains en or, le naufrage de la Banque.

Les conséquences de la « banqueroute » de Law vont s'inscrire dans la longue durée de la mémoire nationale.

La défiance à l'égard de l'État, des « élites » qui se sont enrichies, des affaires d'argent, en est renforcée.

Elle se double d'un rejet du « papier-monnaie », d'un attachement aux pièces d'or ou d'argent – la livre-tournoi, dont le cours est stabilisé en 1726 et le restera pour près de deux siècles.

La conviction s'enracine dans l'âme des Français que les « rentes » d'État ou les fermages, l'achat de terres ou d'immeubles, sont les seuls moyens de protéger sa fortune.