Ainsi, le « modèle » marchand et l'aventure coloniale tels que les pratiquent les Hollandais et les Anglais n'entraîneront jamais la totalité des élites françaises dans un projet commun.
Certes, l'économie, grâce à la circulation des billets de John Law, a été fouettée, le commerce du sucre, la traite négrière, se sont développés, de même que les villes portuaires : Bordeaux, Nantes, Lorient, et aussi, pour le commerce avec le Levant, Marseille. Mais le « système » – rente, usure, propriété foncière, achat d'« offices » – n'est pas modifié en profondeur.
Quant à la crise financière, elle n'est pas réglée.
La tentative du duc de Bourbon, principal ministre après la mort du duc d'Orléans en 1723, de créer un impôt du cinquantième – sur les revenus de tous les propriétaires – est rapidement abandonnée.
La monarchie se révèle capable de formuler le diagnostic de sa maladie financière, mais est impuissante à appliquer les thérapies qu'elle élabore.
Le mal et les remèdes sont identifiés, connus ; mais le régime est incapable d'entreprendre l'opération qui permettrait d'extirper la tumeur.
D'autant que le pouvoir des parlementaires rend encore plus difficile l'action du roi.
Cependant, une partie des élites – dans le gouvernement (ainsi le cardinal Dubois, chargé des Affaires étrangères jusqu'à sa mort en 1723) mais aussi dans les mondes juridique et littéraire – regarde les modèles anglais et hollandais avec attention, persuadée qu'il y a là une voie nouvelle pour l'organisation sociale et politique, économique et financière.
C'est une des raisons qui expliquent le « retournement » de la politique extérieure du royaume.
On s'allie avec l'Angleterre et la Hollande, puis avec le Habsbourg de Vienne (1717-1718), et l'on renonce ainsi au rôle d'arbitre ou à une posture impériale en Europe, au bénéfice d'une pacification des rapports avec la puissance britannique, différente mais alors en plein essor.
Et on n'hésite pas, en 1719, à faire la guerre à l'Espagne où continue de régner le petit-fils de Louis XIV, Philippe V, pour lui imposer de se joindre à l'accord passé avec Londres !
L'Angleterre est la référence et en même temps la vraie rivale.
Ruiné par la banqueroute de Law, Marivaux imite les Anglais quand il veut créer un périodique.
Et Voltaire, sortant de la Bastille, s'exile outre-Manche en 1726.
Louis XV, qui, cette année-là, décide de gouverner avec son précepteur, le cardinal de Fleury, n'a encore que seize ans.
Va-t-il, peut-il saisir l'avantage que lui donne la perspective d'un long règne ?
31.
Le temps n'a pas manqué à Louis XV.
Lorsque le cardinal de Fleury, son ancien précepteur devenu en 1726 son principal ministre, meurt en 1743 à l'âge de quatre-vingt-neuf ans, le roi n'en a que trente-trois.
Il règne sur un royaume taraudé par une crise financière permanente, mais qui connaît un vif essor économique.
Fleury a gouverné prudemment. Des guerres, certes, mais qui n'épuisent pas le pays. Les blés sont abondants. Le grand commerce, actif. Les foires, prospères. L'administration du royaume – intendants, subdélégués, gouverneurs –, efficace. On trace des routes. On enquête pour connaître la réalité des fortunes, des récoltes, des revenus, le nombre des habitants. On en dénombre une vingtaine de millions, soit la population la plus importante d'Europe.
Certes, les inégalités s'accroissent entre fermiers, coqs de village et manouvriers. Mais chacun se souvient du pire qu'ont connu ses aïeux : disette, famine, épidémies, peste, guerres civiles, soldatesque répandue comme une vermine sur les campagnes.
L'ordre règne. L'armée est réorganisée. On crée des écoles militaires. On ouvre des classes pour apprendre à lire aux fils de paysans. La misère s'éloigne un peu des masures.
On sait que le monarque est jeune, beau, séducteur, conquérant. À Paris, on connaît le nom de ses maîtresses, nombreuses, titrées, comtesses, duchesses ou marquises : la Pompadour, la Du Barry. Mais au royaume de France on ne juge pas un roi sur ses fréquentations d'alcôve.
Le sacre en fait un être distingué par Dieu, homme au-dessus des autres humains.
Les conseillers, ses ministres, ses maîtresses, ses confesseurs, peuvent le tromper, lui faire commettre des erreurs. Mais lui est sacré. On prie pour son salut, afin que Dieu l'éclaire dans les choix qu'il doit faire pour ses sujets.
Quand, en 1744, il tombe malade à Metz, les églises se remplissent. Il faut sauver Louis le Bien-Aimé.
Mais, treize ans plus tard, quand, dans les jardins du château de Versailles, un domestique, Robert François Damiens, frappera le roi d'un coup de canif, l'écorchant à peine, on ne relèvera aucune émotion dans le royaume, plutôt une indifférence méprisante. Et presque de la pitié et de l'indulgence pour ce Damiens qu'on va rouer, cisailler aux aines et aux aisselles pour faciliter l'écartèlement par quatre chevaux attelés à ses membres.
Au mitan du xviiie siècle, dans les années 1740-1760, quelque chose de décisif s'est donc produit dans le rapport du peuple et de son roi.
Le monarque et l'institution monarchique paraissent désacralisés.
Dans la constitution et l'évolution de l'âme de la France, ce tournant est capital.
Il s'agit en fait d'une véritable révolution intellectuelle.
Les esprits de ceux qui pensent, écrivent, publient, font jouer leurs pièces sur les scènes des théâtres, lisent leurs œuvres dans les salons parisiens, entretiennent une correspondance quotidienne avec Londres ou Berlin, ont échappé à la monarchie absolue.
Ils portent un regard différent sur le monde.
La raison plus que la foi guide leur pensée. Ils décrivent, ils analysent. Ils sont écoutés, applaudis.
Face à ce mouvement des idées, à ces Lumières qui se répandent, la monarchie est hésitante.
Ces esprits indépendants n'appellent pas à la révolte. Cette fronde intellectuelle ne fait pas tirer le canon sur les troupes royales. Ces « philosophes » – puisque c'est ainsi qu'on les nomme – fréquentent les salons, sont accueillis à la Cour, courtisés et protégés par les aristocrates.
Mais cette révolution dans les esprits sape les fondements de la monarchie absolue.
Marivaux, Voltaire (les Lettres philosophiques en 1734, Zadig en 1747, l'Essai sur les mœurs et l'esprit des nations en 1757, année de Damiens, le régicide), Rousseau, qui, lui, s'avance au nom de l'égalité et ébranle ainsi les bases sociales du système monarchique, font triompher l'esprit laïque.
Quand, en 1752, Voltaire publie Le Siècle de Louis XIV, il jauge le règne avec une indépendance d'esprit qui, par-delà les jugements qu'il porte sur la période, sont un acte révolutionnaire.
Et la parution en 1751 du premier tome de l'Encyclopédie, qui s'approprie tous les domaines pour les reconstruire hors de la « superstition », a la même signification.
Que faire avec ces philosophes ?
En 1749, Diderot a été emprisonné à Vincennes. En 1752, un arrêt du Conseil annule l'autorisation de paraître des deux premiers volumes de l'Encyclopédie.
Mais, outre que les philosophes bénéficient de la protection de membres influents de la Cour (madame de Pompadour), chaque mesure prise à leur encontre les renforce en attirant l'attention sur leurs discours. Un « parti philosophique » se constitue ainsi, vers les années 1750, autour de l'Encyclopédie, de Voltaire, de Diderot et de d'Alembert.
Il devient un acteur déterminant de l'évolution du royaume. Sa vigueur, sa créativité et sa diversité en font un des éléments constitutifs de l'âme de la France.
Pour la première fois dans l'histoire nationale, un pouvoir « intellectuel » se crée hors des institutions – la Cour, l'Église, les parlements, etc. –, transcendant les ordres, les classes – noblesse, clergé, tiers état –, et fait face à celui de la monarchie.