On est impitoyable avec sa maîtresse, la comtesse Du Barry, auquel le banquier de la Cour remet 300 000 livres par mois.
On serait indulgent pour la débauche de luxe qui entoure la favorite si le roi n'apparaissait pas seulement comme l'homme des plaisirs, mais comme un souverain attentif au sort de son royaume, homme au-dessus des autres hommes, incarnation de la majesté et de la gloire.
Or la guerre contre l'Angleterre et la Prusse est une succession humiliante de désastres.
Elle blesse le sentiment national.
En 1757, à Rossbach, Soubise cherche son armée franco-autrichienne défaite par les Prussiens. Et toute l'Europe salue le roi Frédéric II, constructeur d'une nation puissante, modèle d'administration, qui change la donne sur le continent.
Le parti philosophique loue le prince éclairé et conteste l'alliance française avec l'Autriche.
Le pacte de famille conclu entre Louis XV et les Bourbons de Madrid et de Naples ne peut changer l'équilibre des forces.
Les colonies tombent les unes après les autres : le Canada est perdu, Montréal capitule (1759-1760), Pondichéry connaît le même sort en 1761.
Le 10 février 1763, le traité de Paris dépouille la France de l'essentiel de ses possessions d'outre-mer.
Comment faire face à cette humiliante défaite infligée par ceux qu'on admire, Anglais, Prussiens, les « modernes », alors qu'on a pour alliée cette Autriche archaïque à laquelle Louis XV veut rester fidèle, mariant son petit-fils Louis avec l'archiduchesse Marie-Antoinette, une Habsbourg (mai 1770).
L'opinion, suivant le parti philosophique, ne peut que se détourner de ce roi et de son gouvernement qui infligent à la nation une telle banqueroute internationale.
On se moque des ministres (Choiseul), des généraux (Soubise), du monarque lui-même.
Le pouvoir royal n'est plus respecté. On l'accuse d'avoir sacrifié les intérêts de la nation. Comment, dès lors, accepterait-on que la monarchie demeure absolue alors qu'elle est si peu glorieuse ?
Chanter les louanges de Frédéric II et de la Prusse, c'est une manière de refuser d'être confondu avec un pouvoir incapable. Et c'est un ministre, le cardinal de Bernis, qui, jugeant le rôle des différents États, écrit : « Le nôtre a été extravagant et honteux. »
On mesure à quel point s'élargit la faille, si souvent présente dans notre histoire, entre le « pouvoir » et l'« opinion ». Comment se reconstitue, pour les meilleures raisons philosophiques, et parce que en effet la politique extérieure a eu des résultats désastreux, un « parti de l'étranger » d'autant plus menaçant, cette fois-ci, qu'il rassemble contre le pouvoir politique le pouvoir intellectuel.
Ce dernier devient une véritable force capable de mener des campagnes politiques au nom des principes « éclairés » qu'il défend.
Le pouvoir politique apparaît ainsi acculé, affaibli, injuste et corrompu.
Mais le roi n'est pas seul atteint. Ce sont les piliers de la monarchie qui se fissurent.
On critique le clergé. On critique les parlementaires, même si parfois on se ligue avec eux contre l'absolutisme.
Le « pouvoir » en tant que tel est ainsi remis en cause.
Voltaire prend parti pour le huguenot Calas, roué en mars 1762, accusé à tort d'avoir tué son fils afin de l'empêcher d'abjurer la foi réformée.
La campagne que mène Voltaire renvoie tous les « pouvoirs » – religieux, judiciaire, monarchique – du côté de l'injustice. La réhabilitation de Calas, en 1765, est une victoire du parti philosophique et une nouvelle perte d'autorité des institutions « monarchiques ».
Même combat pour faire acquitter un autre protestant, Sirven. Mêmes campagnes pour tenter de sauver du bourreau Lally-Tollendal, gouverneur de Pondichéry, condamné pour s'être rendu sans combattre, et le jeune chevalier de La Barre, condamné à mort pour un geste sacrilège.
Les deux hommes sont exécutés, mais l'obstination du pouvoir – le roi a refusé la grâce de La Barre – l'isole, et constitue pour lui, en fait, une défaite morale.
La légitimité sans laquelle il n'est pas de pouvoir fort et respecté passe du côté du parti philosophique, qui étend son influence (le Grand Orient de France est créé en 1773 ; le duc d'Orléans lui-même, neveu du roi, est initié à la franc-maçonnerie).
Les loges maçonniques sont des lieux de débat, des « sociétés de pensée » où se constitue une « opinion éclairée » qui reconnaît le « Grand Architecte de l'Univers » et critique les Églises au nom du déisme.
Les représentants du pouvoir politique en prennent conscience, et, en 1770, l'avocat général Séguier prononce un réquisitoire lucide, mais qui est un constat de défaite :
« Les philosophes se sont élevés, dit-il, en précepteurs du genre humain. Liberté de penser : voilà leur cri, et ce cri s'est fait entendre d'une extrémité du monde à l'autre. Leur objet était de faire prendre un autre cours aux esprits sur les institutions civiles et religieuses, et la révolution s'est pour ainsi dire opérée. »
En 1717, Voltaire était emprisonné à la Bastille. En 1770, madame Necker, épouse de financier, ouvre une souscription pour lui faire élever une statue.
Ces années sont décisives pour l'évolution de l'âme de la France. Paris est la capitale des Lumières. Le roi est vaincu sur les champs de bataille, mais les « philosophes », lus dans toute l'Europe, sont invités à Berlin et à Saint-Pétersbourg.
Ce que le pouvoir monarchique a perdu en gloire et en influence en Europe, les philosophes l'ont reconquis.
La dissociation s'accuse encore entre pouvoir politique et pouvoir intellectuel.
Mais – c'est une autre spécificité française qui apparaît là – une séparation s'opère au sein du parti philosophique, entre ceux – tel Voltaire – qui ne remettent pas en cause l'organisation sociale, et ceux – tel Rousseau – qui condamnent l'« inégalité ».
Radicale, cette pensée se répand aussi dans la société, enflamme les esprits, isole davantage encore le pouvoir monarchique, dont le mode de vie, naguère accepté comme naturel et légitime, devient une manifestation de l'injustice :
« Le goût du faste ne s'associe guère dans les mêmes âmes avec celui de l'honnête, écrit Rousseau. Non, il n'est pas possible que des esprits dégradés par une multitude de soins futiles s'élèvent jamais à rien de grand, et quand ils en auraient la force, le courage leur manquerait. »
Plus critique encore, cette dénonciation du luxe comme cause de la pauvreté : « Le luxe nourrit cent pauvres de nos villes et en fait périr cent mille dans nos campagnes... Il faut des jus dans nos cuisines ; voilà pourquoi tant de malades manquent de bouillon. Il faut des liqueurs sur nos tables ; voilà pourquoi le paysan ne boit que de l'eau. Il faut de la poudre à nos perruques ; voilà pourquoi tant de paysans n'ont pas de pain. »
Critiqué, dénoncé, accusé, méprisé, le pouvoir royal, affaibli et isolé, est contesté par les parlementaires, ces « Grandes Robes » privilégiées qui prétendent défendre les sujets du royaume alors que, propriétaires de leurs charges, ils se soucient d'abord et avant tout des intérêts de leur caste.
Le roi, dont ils sont fondamentalement solidaires, est cependant leur adversaire. Ils réclament la convocation des états généraux. Ils se mettent en « grève ». Ils décident – contre lui – l'expulsion des Jésuites en 1764. Ils contestent toute remise en cause des privilèges fiscaux. Et, pour donner plus de force à leurs prises de position, ils organisent la concertation du parlement de Paris avec ses homologues provinciaux.
Ce sont là deux conceptions de la monarchie qui s'opposent. En mars 1766, dans un lit de justice, la « séance de la flagellation », Louis XV rappelle que les cours souveraines ne forment pas un seul corps, mais qu'elles tiennent leur autorité du roi :