Il imagine un impôt général – la subvention territoriale – et reprend l'idée de Necker d'assemblées territoriales, tournant ainsi les parlements et même les intendants.
Il va jusqu'à envisager l'aliénation du domaine royal afin de rembourser les dettes ! Et il croit habile de faire approuver ces mesures par une assemblée de notables.
Il dénonce devant elle les supercheries de Necker, qui a dissimulé l'ampleur du déficit dans son Compte rendu au roi.
En attaquant l'homme du parti philosophique, Calonne renforce encore l'opposition de l'opinion éclairée, et en proposant des réformes à des notables, il se condamne à leurs yeux.
La reine et son entourage obtiennent son renvoi le 9 avril 1787. Il est remplacé par le cardinal Loménie de Brienne, un de ces notables qui l'ont combattu.
Turgot, Necker, Calonne, Loménie de Brienne : le roi, changeant les hommes, croit renouveler la donne, mais c'est à chaque fois son autorité qui est entamée, son impuissance qui est dénoncée, sa soumission à la reine qui concentre sur elle les critiques.
La crise financière devient aussi une crise morale qui exige des solutions politiques. Elle cesse d'être seulement financière pour devenir une crise de régime.
Les rumeurs, les libelles, les pamphlets, font de la reine une pervertie, capable de se vendre à un cardinal de Rohan, grand aumônier de France, de le rencontrer dans les bosquets de Versailles et de se faire offrir – en échange de quoi, sinon de ses faveurs ? – un collier de 1 600 000 livres.
Les bijoutiers, grugés, portent plainte, et le parlement de Paris se saisit de l'affaire. L'assemblée générale du clergé proteste contre l'arrestation de Rohan, qui sera acquitté ; une comtesse descendante des Valois, qui a abusé de la naïveté de Rohan, sera seule condamnée mais s'enfuira en Angleterre.
La reine, innocente, est à jamais compromise. Et le roi devient, aux yeux de l'opinion, le jouet d'une épouse corrompue.
L'opinion s'indigne, s'abreuve de ragots, partage le sentiment de ce magistrat : « Un cardinal escroc, la reine impliquée dans une affaire de faux ! Que de fange sur la crosse et le sceptre ! Quel triomphe pour les idées de liberté ! »
C'est une constante de l'histoire française – peut-être aussi de l'histoire de toutes les autres nations – qu'une rupture morale entre le pouvoir et l'opinion précède toujours la rupture politique. En France, c'est le mépris de l'opinion qui donne naissance à la crise de régime.
On ne rejette un pouvoir que lorsqu'on s'est convaincu qu'il n'est plus vertueux.
Naturellement, les opposants à ce pouvoir, quand ils ne les créent pas, exploitent les conditions pour que le mépris isole le pouvoir et le mine.
Que peut encore le roi alors que son autorité morale est atteinte et que, face à l'opposition aux réformes indispensables, il n'apparaît plus légitime, qu'on cherche donc ailleurs – dans l'esprit des Lumières – d'autres sources de légitimité ?
Les sociétés de pensée et les « clubs » se multiplient.
Au club Valois, à la Société des trente, à la Société des amis des Noirs, dans les loges maçonniques, on rencontre le duc d'Orléans, Mirabeau, Sieyès, La Fayette, Condorcet, Talleyrand, des membres de la noblesse « libérale », des représentants du tiers état et du clergé.
Une « opinion publique » se crée, nourrie par les pamphlets, les « correspondances », les livres ; publiés en 1788, ceux de Sieyès – Essai sur les privilèges, Qu'est-ce que le tiers état ? – sont parmi les plus lus.
On voit ainsi se dessiner une confrontation entre les « patriotes » – mot venu d'Amérique – et les aristocrates.
Or c'est dans ce contexte qu'avec Loménie de Brienne – l'homme de la reine – Louis XVI tente une nouvelle politique qui apparaît comme un regain d'absolutisme.
Il impose au Parlement un emprunt de 420 millions de livres. « C'est légal parce que je le veux », répond-il au duc d'Orléans, qui juge cet emprunt « illégal ».
Il exile les parlementaires ; deux d'entre eux sont arrêtés.
Ces « privilégiés », dans le climat de crise du régime, apparaissent comme les défenseurs de la nation.
Il n'est pas jusqu'à l'assemblée du clergé qui ne proclame, en juin 1788, que « le peuple français n'est pas imposable à volonté. La propriété est un droit fondamental et sacré, et cette vérité se trouve dans nos annales... Le principe ne se perd jamais de vue que nulle imposition ne peut se lever sans assembler les trois états et sans que les gens de ces trois états y consentent. »
À Grenoble – journée des Tuiles, 7 juin 1788 –, la foule s'insurge pour défendre les parlementaires. L'armée intervient, tire.
Au château de Vizille, le 21 juillet 1788, les états du Dauphiné se réunissent et se présentent comme porte-parole de la nation.
Dès lors, les réformes esquissées par Loménie de Brienne et par son garde des Sceaux Lamoignon (qui veut retirer le pouvoir judiciaire aux parlements) sont dans l'impasse. Et le mot de Louis XVI – « C'est légal parce que je le veux » – n'est plus que ridicule, en ce qu'il témoigne de la prétention et de l'impuissance royales.
Outre le droit à l'état civil accordé aux protestants et la reconnaissance des quarante mille juifs de France, ne reste du passage de Loménie de Brienne au pouvoir que la décision de convoquer les états généraux pour le 1er mai 1789.
Mais dans quelles conditions les délégués seront-ils désignés ?
C'est Necker, que le roi appelle en août 1788, qui va définir ces modalités.
Le retour de l'homme des Lumières apparaît comme une victoire du parti philosophique après l'échec de la solution « libérale » (Calonne) et de la tentative absolutiste (Brienne).
Mais Necker commence par reculer : il abroge les édits royaux, annule la réforme judiciaire de Lamoignon, rappelle les parlements.
Reste une décision confirmée par le roi le 27 décembre 1788, qui double le nombre des députés du tiers état aux états généraux.
Face à l'ordre du clergé et à celui de la noblesse, le tiers état rassemblera donc autant de députés qu'eux.
La manœuvre se veut habile. Elle satisfait les « patriotes », mais inquiète les ordres privilégiés. Elle ne paraît pas décisive, car si le vote par ordre est maintenu, le tiers état restera toujours minoritaire. En revanche, si le vote par tête s'impose, la règle « un délégué, une voix » ouvrira le jeu, car des curés élus dans les baillages pourront rallier le tiers état, et des nobles « éclairés », patriotes, pourront faire de même.
La majorité pourra alors changer de camp.
Une bataille politique capitale va donc s'engager autour de la question du vote par ordre ou par tête.
Que peut encore le roi de France ?
L'heure n'est plus aux hésitations et à l'habileté, mais au choix.
Or, à la fin de l'année 1788, Louis XVI a seulement redistribué les cartes sans fixer de règle du jeu.
35.
Voici l'année 1789 qui commence.
D'aucuns voient la France naître avec elle, comme si, avant, il n'y avait eu qu'un Ancien Régime et non une nation millénaire changeant de route, certes, en 1789, mais restant elle-même.
Comme le dira plus tard, analysant les circonstances et les causes de l'« étrange défaite » de 1940, l'historien Marc Bloch : « Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l'histoire de France : ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims, ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération (1790). Peu importe l'orientation de leurs préférences, leur imperméabilité aux jaillissements de l'enthousiasme collectif suffit à les condamner. »
La France, donc, avant et après 1789.
Témoin des événements de cette année qui se conjuguera avec le mot révolution, Chateaubriand écrit :