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« Les moments de crise produisent un redoublement de vie chez les hommes. Dans une société qui se dissout et se recompose, la lutte des deux génies, le choc du passé et de l'avenir, le mélange des mœurs anciennes et des mœurs nouvelles, forment une combinaison transitoire qui ne laisse pas un moment d'ennui, les passions et les caractères en liberté se montrent avec une énergie qu'ils n'ont point dans la cité bien réglée. L'infraction des lois, l'affranchissement des devoirs, des usages et des bienséances, les périls même ajoutent à l'intérêt de ce désordre. Le genre humain en vacances se promène dans la rue, débarrassé de ses pédagogues, rentré pour un moment dans l'état de nature, et ne recommençant à sentir la nécessité du frein social que lorsqu'il porte le joug des nouveaux tyrans enfantés par la licence. »

Au cours des premiers mois de 1789, c'est l'effervescence.

« Dans tous les coins de Paris il y avait des réunions littéraires, des sociétés politiques et des spectacles, les renommées futures étaient dans la foule sans être connues », écrit encore Chateaubriand.

Jamais, à aucun moment de son histoire, la France n'a connu – ni ne connaîtra – une telle multitude de débats dans des assemblées électorales, des réunions tenues dans les plus petits villages, avec la participation du plus grand nombre. Il suffit, pour avoir le droit de suffrage, d'avoir vingt-cinq ans et d'être inscrit sur le rôle des contributions.

Chacun s'exprime, participe à l'élaboration des Cahiers de doléances, ou bien approuve et recopie ceux que font circuler les sociétés de pensée, le parti des patriotes.

Des journaux se créent chaque jour, des libelles et des pamphlets sont imprimés (plus de cent par mois en 1788, davantage en 1789). On peut y lire : « Point d'ordres privilégiés, plus de parlement, la Nation et le Roi ! » Le paysan revendique la propriété de la terre, l'égalité, la juste répartition des impôts, la fin de la misère.

Ce débat qui s'étend à toutes les classes de la société, cette liberté de parler, de tout dire, de tout revendiquer, cette exigence d'égalité, cette fraternité, le recours à l'élection pour désigner les délégués aux états généraux qui vont « représenter » leurs électeurs, marquent en quelques mois, de façon définitive, l'âme de la France.

C'est comme si la tradition du débat, confinée dans les parlements, les cours souveraines, les assemblées de notables, les états généraux eux-mêmes, s'était étendue à tout le territoire national, au peuple entier.

La réforme démocratique, le droit universel au suffrage, la prise de parole, l'égalité entre tous les intervenants, se dessinent en ce printemps 1789.

Moment capital dans l'histoire nationale : « L'esprit de la révolution qui agitait les bourgeois des villes, écrira Tocqueville, se précipita aussitôt par mille canaux dans cette population agricole ainsi remuée à la fois dans toutes ses parties et ouverte à toutes les impressions du dehors, et pénétra jusqu'au fond... Mais tout ce qui était théorie générale et abstraite dans l'esprit des classes moyennes prit ici des formes arrêtées et précises. Là, on se préoccupa surtout de ses droits ; ici, de ses besoins. »

Car la misère et la faim sont là, aggravées par la crise des subsistances, la hausse du prix du pain.

Le salaire d'un ouvrier (quinze sous par jour) lui permet seulement d'acheter du pain pour sa famille.

Dès lors, en même temps que surgit une démocratie, la violence sociale ensanglante ce printemps et cet été.

Les paysans attaquent les châteaux. Ils arrêtent, pillent des convois de grain.

À Paris, les 27 et 28 avril 1789, dans le faubourg Saint-Antoine, des milliers d'ouvriers des manufactures, toute une foule, assiègent les fabriques de papier peint appartenant à un riche membre du tiers état, Réveillon. On brûle son effigie en place de Grève. On pille sa maison. L'armée intervient. On dénombre au moins 300 morts et des milliers de blessés.

Ainsi s'affirme une caractéristique française : la conjonction entre le débat politique, la pratique – naissante – de la démocratie électorale, et les question sociales posées par et dans l'émeute, à Paris mais aussi dans les campagnes.

À côté du tiers état – aucun paysan, aucun artisan parmi les délégués, mais 300 avocats ou juristes, des hommes d'affaires, etc. – existe un quart état, celui des « infortunés ».

Les liens ou les ruptures entre ces deux réalités sociales, leur alliance ou leur guerre, vont donner un visage nouveau à l'histoire nationale.

Il se dessine dès ce printemps 1789.

L'existence à l'arrière-plan de ce quart état – le peuple des pauvres, manouvriers et brassiers, paysans ne disposant que d'un petit lopin, ouvriers, artisans, infortunés des villes – amplifie la force du tiers état.

« Qu'est-ce que le tiers état ? interroge Sieyès. Tout. Qu'a-t-il été jusqu'à présent dans l'ordre politique ? Rien. Que demande-t-il ? À y devenir quelque chose. »

Ce « quelque chose », imprécis et modeste au mois de janvier 1789, devient en quelques semaines – de la réunion des états généraux, le 5 mai, à Versailles, au 23 juin, quand les députés du tiers refusent de quitter la salle du Jeu de paume où ils se sont rassemblés dès le 20 juin, le roi ayant fait fermer les portes de la salle des séances – le « tout ».

Le tiers état se donne le 17 juin le nom d'Assemblée nationale et fait le serment de ne se séparer qu'après avoir donné une Constitution au royaume.

Le roi invite le 27 juin le clergé et la noblesse à se réunir au tiers état. Il y aura donc vote par tête, et non plus par ordre.

La réunion des députés devient « Assemblée nationale constituante ».

Une révolution politique vient de se produire, renversant l'absolutisme royal, affirmant la primauté de la nation, incarnée par ses représentants et régie par une Constitution.

Parce que l'opinion – le quart état – emplit de sa rumeur et de sa violence encore contenue la salle du théâtre politique, et parce que les acteurs sur la scène l'entendent « remuer », on est passé des suppliques et des souhaits à l'exigence politique.

Cette conquête du pouvoir constituant par la « représentation nationale » s'opère contre l'exécutif royal, qui a tenté chaque jour d'enrayer ce processus.

On ferme la salle du jeu de Paume, et le 23 juin encore le roi menace de dissoudre les états généraux : « Si vous m'abandonniez dans une si belle entreprise, dit-il, seul je ferais le bonheur de mes peuples... Je vous ordonne de vous séparer tout de suite et de vous rendre demain matin chacun dans les salles affectées à votre ordre pour y reprendre vos délibérations. »

« La nation rassemblée ne peut recevoir d'ordres », réplique l'astronome Bailly, doyen du tiers état, et Mirabeau ajoute : « Nous ne quitterons nos places que par la force des baïonnettes ! »

La violence est brandie.

C'est contre l'exécutif que le constituant s'affirme.

Il y aura toujours, depuis ce temps, un rapport fait de tensions, de soupçons, entre l'exécutif et l'assemblée.

Cette caractéristique nationale se fait jour en ce mois de juin 1789.

Le pouvoir a paru céder. En fait, il prépare sa contre-attaque. La « radicalité » est déjà devenue une donnée essentielle de la vie politique française.

Des troupes royales sont ramenées des frontières à Paris. Il y aura trente mille hommes, armés de canons de siège, autour de la capitale.

Le 11 juillet, le roi renvoie Necker : la contre-attaque est ouvertement déclenchée.

Il suffira de cinq jours pour que Louis XVI rappelle Necker, avouant sa défaite, perdant encore un peu plus d'autorité et de légitimité.