C'est que, durant ces cinq journées, l'opinion – le quart état – s'est embrasée.
Les précédents historiques rappelés par les journaux frappent l'opinion : on craint une « Saint-Barthélemy des patriotes ».
On affronte les mercenaires du régiment de cavalerie Royal-Allemand.
On pousse les gardes-françaises à la désobéissance et à la désertion avec leurs armes.
Le pouvoir perd son glaive. Puis son symbole.
Le 14 juillet, la Bastille est prise après de réels combats – 98 morts, 73 blessés –, et la violence devient terreur dès ces jours de juillet : les têtes de Launay, gouverneur de la Bastille, de Foulon de Doué, du nouveau ministre Breteuil, de Bertier de Sauvigny, intendant de Paris, sont promenées au bout des piques.
Le quart état, qui a donné l'assaut à la Bastille, exerce à sa manière sa justice terroriste.
Le 16 juillet, le roi rappelle donc Necker. Le 17, il se rend à l'hôtel de ville, où Bailly a été élu maire de Paris, et La Fayette, désigné pour commander la milice constituée afin de défendre la capitale.
Le monarque arbore la cocarde bleu et rouge.
On lui dicte ce qu'il doit faire : « Vous venez promettre à vos sujets que les auteurs de ces conseils désastreux [le renvoi de Necker] ne vous entoureront plus, que la vertu [Necker] trop longtemps exilée reste votre appui. »
Le fracas de la foudre, la violence, la terreur, le heurt sanglant avec le pouvoir : tous les traits de la vie politique française sont dessinés.
Chateaubriand ne s'y trompe pas quand il mesure la signification de la prise de la Bastille : « La colère brutale faisait des ruines, et sous cette colère était cachée l'intelligence qui jetait parmi ces ruines les fondements du nouvel édifice. »
Mais les « déguenillés » agitent devant ses yeux les têtes « échevelées et défigurées » portées au bout d'une pique.
« Ces têtes, et d'autres que je rencontrai bientôt après, changèrent mes dispositions politiques, écrit Chateaubriand. J'eus horreur des festins de cannibales, et l'idée de quitter la France pour quelque pays lointain germa dans mon esprit. »
L'émigration commence dès ce printemps de 1789.
Il y aura bientôt, comme si souvent dans notre histoire nationale, un « parti de l'étranger » pour se vouloir, se rêver et se proclamer parti de la « vraie France ».
36.
Le bruit que font les tours de la Bastille en s'effondrant sous la pioche des démolisseurs, ces ouvriers à demi nus que la foule acclame, pas un Français qui ne l'entende.
La surprise, l'angoisse, l'enthousiasme et la colère se mêlent, créant en quelques jours une « émotion nationale » qui prolonge les débats auxquels ont donné lieu, au printemps, les élections des délégués aux états généraux. Jamais l'existence d'une nation centralisée, déjà fortement unifiée, ne s'était manifestée avec une telle force, une telle rapidité.
C'est bien une spécificité française qui est à l'œuvre : entre la capitale – l'épicentre – et les périphéries, entre les villes et les campagnes, un échange s'établit, les événements se renforçant les uns les autres.
C'est l'état du royaume, secoué par les jacqueries, et les questions fiscales qui ont conduit à la réunion des états généraux ; ce sont les événements parisiens qui attisent maintenant les foyers provinciaux.
Il y a bien, en cet été 1789, une nation qui se reconnaît comme « une » en réagissant avec la même exaltation aux nouvelles et aux rumeurs que répandent journaux, pamphlets et voyageurs. Et que rapportent les députés du tiers quand ils retournent auprès de leurs mandants, ou que, comme presque chaque jour, dans leurs lettres détaillées, ils leur font le récit de ce qui se passe à l'Assemblée nationale constituante, dans les rues de Paris ou autour de cette Bastille où l'on a dressé des tentes pour des cafés provisoires, où l'on se presse comme à la foire Saint-Germain et à Longchamp, où l'on rencontre « les orateurs les plus fameux, les gens de lettres les plus connus, les peintres les plus célèbres, les acteurs et les actrices les plus renommés, les danseuses les plus en vogue, les étrangers les plus illustres, les seigneurs de la Cour et les ambassadeurs de l'Europe : la vieille France était venue là pour finir, la nouvelle pour commencer » (Chateaubriand).
Mais, devant ce champ de ruines, cette forteresse abattue, ce qui l'emporte dans tout le royaume, c'est une « grande peur ». On craint les brigands, on redoute les troupes étrangères appelées par le roi pour mettre fin à cette « jacquerie » nationale.
Les rumeurs se répandent. Les paysans se souviennent des grappes de pendus aux arbres après chacune de leurs jacqueries. Ils s'arment. Ils pillent les convois de grain. Ils tuent. Ils attaquent les châteaux. Ils incendient. Ils réclament la fin des privilèges. Ils veulent la terre. Ils exigent l'égalité.
Comment arrêter cette marée du quart état, des « déguenillés », des « infortunés », paysans pauvres, manouvriers et sans-culottes des villes ?
Tous réclament la « fin d'un monde », un renversement de l'ordre, afin de voir naître une autre organisation sociale dont ils savent seulement qu'elle doit mettre fin aux privilèges.
L'Assemblée nationale constituante les entend, veut les apaiser : elle abolit les privilèges dans la nuit du 4 août, et vote la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, le 26 août de cette même année 1789.
On proclame que « les hommes naissent libres et égaux en droit », que « les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune ».
Pensées et principes radicaux. La France fait l'expérience nationale unique de la naissance, à partir d'une rébellion nationale, d'une révolution. De l'avènement d'un nouveau monde.
La violence a imposé la défaite politique et militaire du pouvoir en place.
Mais, dans le même temps, le peuple va découvrir que les principes d'égalité s'arrêtent à la porte des propriétés.
On abolit le régime féodal, mais seulement pour ce qui concerne les droits personnels. Ceux qui sont liés à la terre doivent être rachetés.
On décrète que les « hommes sont égaux », mais seuls voteront les citoyens « actifs », seuls seront élus ceux qui disposent de plus encore de biens.
Démocratie limitée, égalité bornée : la devise de ce monde nouveau est « Liberté, égalité, propriété ».
L'expérience de la nation, au terme de cet été 1789, est donc complexe. Le peuple a fait l'apprentissage de la démocratie politique ; il sait qu'il pèse, que les luttes qu'il mène peuvent être fructueuses, mais, en même temps, ses victoires sont bornées.
Il a des droits, mais il a faim.
Il voit, il éprouve l'existence d'une fracture entre lui, le déguenillé, le quart état, et le tiers état des citoyens actifs qui, payant l'impôt, sont les vrais acteurs du jeu politique institutionnel – vote, élections, décisions.
Et comme la faim perdure, qu'on craint la répression organisée par le roi et la reine, toujours en leur château, arborant au cours d'un banquet la cocarde noire avec des officiers du régiment de Flandre, on marche sur Versailles, les 5 et 6 octobre. Il y a là des milliers de femmes. On force les grilles. On pénètre dans les appartements de la reine. On tue les gardes du corps, on brandit leurs têtes. On ramène à Paris « le boulanger, la boulangère et le petit mitron ».
Victoire de la violence, révolution qui s'amplifie au lieu de s'atténuer.
On veut masquer cette réalité. Le maire de Paris parle d'un « peuple humain, respectueux et fidèle, qui vient de conquérir son roi ».
Et Louis XVI se déclare « fort touché et fort content », affirmant qu'il est venu à Paris « de son plein gré ».
« Indignes faussetés de la violence et de la peur qui déshonoraient alors tous les partis et tous les hommes. Louis XVI n'était pas faux, il était faible ; la faiblesse n'est pas la fausseté, mais elle en tient lieu et elle en remplit les fonctions » (Chateaubriand).